Tel Sisyphe poussant sa pierre pour la voir irrémédiablement rouler au précipice, je m'obstine à communiquer ces pépites italiennes qui sont mon dada- bien que chaque compte-rendu de littérature italienne édité me fasse régresser dans le "classement", à la fois scolaire et opaque d'un "insigne," visiblement buggé , qui semble se refuser à ma quête tel le Graal de Perceval!
Qu'à cela ne tienne, chers amis babeliotes, il n'est point besoin d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer , voici donc une perle rare: le roman autobiographique inachevé et ultime d'Umberto Saba, écrivain dont je vous ai déjà beaucoup parlé : poète, nouvelliste, moraliste, esthète, libraire..et triestin, bien sûr ( mais non, je ne suis pas tout à fait monomaniaque!).
Umberto l'écrivait sur son lit d'hôpital, s'épuisant en correspondances pointilleuses avec Linuccia, sa fille, seule personne, avec Carlo Levi, en qui ce vieux misanthrope bipolaire avait encore confiance, pour effectuer, sur les épreuves , des corrections de virgules, de ponctuation, d'articles, qui lui paraissaient fondamentales- et sans doute l'étaient-elles, car la langue comme le rythme ont au moins autant d'importance et d'effet de scandale que le sujet!
Dans un débit coupé, comme haletant, et dans un mélange détonnant d'italien tenu , pour le corps de la narration, et de dialecte triestin, pour les dialogues- dialecte déroutant de prime abord, mais facile à comprendre, et je ne suis pas linguiste!- Saba entreprend, au seuil de la mort - le livre sera publié après son décès- de raconter sans ambages, détours ni fioritures, sa première expérience amoureuse et érotique avec un "travailleur manuel" - un "bracciante"- de vingt ans son aîné.
L'expérience est suivie d'une visite à une prostituée qui l'initie aux amours hétérosexuelles et d'une confession à sa mère qui lui allège le coeur, l'emploi du temps - il ne retournera pas travailler, pour mieux rompre les ponts avec son amant-, et qui le gratifie , dans un geste d'amour maternel inusité, d'une place de concert où lui apparaît, au milieu de la foule, un jeune homme de son âge, musicien et beau comme un ange, son premier grand amour...
Une épiphanie qui rappelle celle du Taddeo de Mort à Venise, et du Saint-Loup de la Recherche...
Le livre devait être plus long, détaillé, complexe - l'auteur envisageait même de se faire hospitaliser plus longtemps pour le mener à son terme en toute tranquillité. ..il n'a pu etre terminé , et Saba voulait qu'il fût detruit! Heureusement, ni ses proches, ni son éditeur ne lui ont obéi. Et, tel quel, " Ernesto" -qui a changé de titre plus d'une fois- possède une étonnante force.
L'homme et le jeune narrateur, Ernesto alias Umberto, sont d'une vraie présence, tout entiers dans leurs gestes, dans leurs paroles. Pas de finasserie psychologisante. Pas d'efforts, non plus, de l'auteur pour paraître un "ragazzo" sympathique.
Umberto-Ernesto ne se donne ni le rôle de victime ni celui de bourreau. C'est un garçon très jeune, mal aimé par une mère peu communicative-mais d'une étonnante mansuétude face à l'aveu- qui se montre égoïste et jouisseur, curieux et un brin manipulateur. Umberto ne se dore pas la pilule. Ne fait pas de sentiment, ne donne pas dans le romantisme surjoué.
Son expérience sentimentale et sexuelle est aussi sociale.
Declassé- petit bourgeois abandonné par son père, ayant abandonné ses études à cause de l' injustice d'un professeur sectaire, Ernesto-Umberto est devenu, à 16 ans, employé aux écritures dans un "moulin" de farine industrielle. Il est négligé par sa mère, n'a ete aimé que par sa nourrice- et cherche des forces nouvelles et une envie de vivre dans des racines populaires qu'il revendique par son parler, ses fréquentations, sa pauvreté ombrageuse.
L'amour évident de celui qu'il n'appelle jamais que "l'homme" est , pour cet enfant rebuté, une révélation. On peut donc l'aimer, le désirer!
Sans le plus petit remords, sans la moindre honte, il savoure , pragmatique, cette découverte, et le plaisir physique qu'elle lui apporte, mais sans partager avec l'homme le moindre sentiment. Il a même recours à un stratagème cynique pour s'en débarrasser quand la passion de celui-ci devient gênante... qui a l'avantage de le débarrasser du même coup d'un travail, d'un patron et d'un collègue fastidieux... et de gagner , avec l'absolution maternelle, un argent de poche inespéré.
Saba avait conscience d'écrire un livre dérangeant, tant par le sujet que par la forme, avec cette langue dialectale qui donne à entendre l'accent triestin mais qui souligne surtout l'encanaillement naïf et provocateur d'un ragazzo déchu de sa classe sociale qui expérimente l'amour sous toutes ses formes, faute de l'avoir reçu dans sa petite enfance, encore si proche.
Mais plus que tout c'est l'intrusion du populaire dans le bourgeois qui choque. Comme le fait très justement remarquer Maria Antonietta Grignani dans sa brillante préface "Le rapport homosexuel avec le "bracciante" ne devient une chose laide, indécente qu'a posteriori, dans la confession à la mère , dans un italien que celle-ci impose à son fils, selon la loi d'un savoir-vivre qui est aussi linguistique , propre à la petite bourgeoisie. "
Il est d'ailleurs étonnant que la mère, après l'aveu de son fils, conclue brusquement par un "n'y pense plus, fils!" en dialecte, comme si la faute confessée par le fils, en italien, et pardonnée , dans cette même langue, par la mère, perdait son pouvoir de scandale et pouvait enfin s'oublier dans le recours commun de la mère et du fils au dialecte....
Je me demande vraiment comment la traduction française a réussi à rendre cette intrusion linguistique, cet encanaiĺement provocateur si fertile en effets de rupture et de révolte, si proche aussi du Canzoniere dans ses accents chansonniers -Saba disait qu'Ernesto devait rester un "libretto" pour ne pas détruire son Canzoniere! Je l'ai lu en V.O. et serais curieuse d'avoir le sentiment d'un lecteur de la V. F. sur ces décalages entre italien et triestin.
Un livre fort, pas aussi simple et direct qu'il n'y paraît, avec des épisodes tout à fait bizarres - comme celui de la première barbe , raconté comme une tentative de meurtre , une sorte de viol "capillaire" par un barbier soupçonné d'être le père naturel d'Ernesto - qui passionneraient un psychanalyste!
A découvrir !
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