Depuis quelque temps, je rôde chez Umberto Saba.
Ses amis m'en parlent, je savoure ses aphorismes, déguste ses nouvelles, et découvre avec sidération son brûlot, Ernesto.
Son Canzoniere, je voulais le lire en italien, mais les ellipses poétiques sont redoutables et je craignais de perdre le sel et le sens dans une V.O. radicale..
Alors, je me réjouis de cette édition bilingue qui ne traduit pas intégralement tout le Canzoniere, mais y opère un choix. Chaque texte italien choisi propose, en vis-à-vis, une traduction française assez réussie .
Si on connaît un peu Saba, on est d'abord étonné : le conteur raffiné, le penseur complexe et profond a choisi une poésie en apparence très simple, très nue.
Mais si on le connaît vraiment, on retrouve derrière cette chanson , ce Canzoniere, la blessure fondamentale de Saba: ce manque d'amour qui creuse jusqu'au vertige son chant, qui le fêle et le fragilise sans en casser la mélodie.
La chaleur des humbles - l'amour d'une vieille nourrice slovène, l'amitié d'une..poule, le désir d'un beau journalier - la fascination du paysage triestin- l'âpre "bora", la houle et les brisants d'une mer chérie- faute d'être chéri de sa mère? - lui apportent parfois ivresse ou consolation, mais son chant intime et fraternel est fondamentalement mélancolique, toujours guetté par le désespoir, malgré l'élégante ironie qui le masque.
Lire le Canzoniere est une jolie façon de clore la connaissance de Saba...ou de l'amorcer.
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Ulysse
J'ai navigué dans ma jeunesse
Le long des côtes dalmates. Des îlots
émergeaient à fleur d'eau, où parfois
s'arrêtait un oiseau guettant sa proie,
couverts d'algues, glissants, beaux
au soleil comme des émeraude. Quand la marée
haute et la nuit les annulaient, les voiles
sous le vent dérivaient plus au large,
pour en fuir l'embûche. Aujourd'hui mon royaume
est cette terre de personne. Le port
pour d'autres allume ses feux ; l'esprit
indompté me pousse encore au large,
et de la vie le douloureux amour.
Mourir brisé par la ferveur recluse
il le voudrait un jour; sur les feuillets aimés
fermer les yeux qui ont tant vu.
Et ce qui hors de son temps resta,
de son espace, pour lui, l'art le peignit
encore plus beau, encore plus doux le chant le fit.
Insomniaque
je me lève à l’aube. Que devient ma
vieille nourrice ? Est-ce que je pourrais encore
la retrouver, dans sa pauvre boutique ?
Comment vit-elle, si elle vit ? Et je me hâte vers elle,
une fois encore, le cœur battant.
La voici : elle est vivante ; debout après tant
d’épreuves et de saisons. Un sourire,
quand elle me voit, éclaire encore son visage
beau à mes yeux, mystérieux. C’est l’heure
d’ouvrir pour elle. Accouru pour l’aider
un enfant aux pieds nus, tout imprégné
de sa colline natale, se penche
léger et relève le rideau de fer.
Par cette matinée au ciel rosée et fraîche
sur la terre je la retrouvais bien. Et je suis
à celle d’autrefois. Je suis cet enfant
qui se précipitait vers elle spontanément : image
de moi, d’un moi perdu…
Mon enfance fut pauvre et heureuse
grâce à peu d’amis, quelques animaux,
près de moi une bonne tante que j’aimais
comme ma mère, et dans le ciel Dieu immortel.
À l’ange gardien était réservée
la nuit la moitié de mon oreiller.
Plus jamais son ombre chérie n’est venue en rêve
après la première douceur de la chair.
Un rire irrépressible s’emparait de mes camarades
et moi j’étais saisi d’une étrange ferveur
quand je récitais des vers à l’école.
Sifflets, chœurs de cris d’animaux,
je me revois encore au fond de cet enfer, et j’entends
seule en moi une voix qui m’approuve.
Nietzsche
Autour d'une grandeur solitaire
Ne volent pas les oiseaux, ni ces êtres charmants
ne font, à côté, leur nid. On n'entend
que le silence, on ne voit que l'air.
« […] Jour après jour, Saba - de son vrai nom Umberto Poli (1883-1957) - compose le “livre d'heures“ d'un poète en situation de frontière, il scrute cette âme et ce coeurs singuliers qui, par leur tendresse autant que leur perversité, par la profondeur de leur angoisse, estiment pouvoir parler une langue exemplaire. […]
[…] Au secret du coeur, dans une nuit pétrie d'angoisse mais consolée par la valeur que le poète attribue à son tourment, cette poésie est une étreinte : à fleur de peau, de voix, une fois encore sentir la présence de l'autre, porteur d'une joie qu'on n'espérait plus. […]
Jamais Saba n'avait été aussi proche de son modèle de toujours, Leopardi (1798-1837) ; jamais poèmes n'avaient avoué semblable dette à l'égard de l'Infini. le Triestin rejoint l'auteur des Canti dans une sorte d'intime immensité. […]
[…] Comme le souligne Elsa Morante (1912-1985), Saba est plutôt l'un des rares poètes qui, au prix d'une tension infinie, ait élevé la complexité du destin moderne à hauteur d'un chant limpide. Mais limpidité n'est pas édulcoration, et permet au lecteur de percevoir deux immensités : le dédale poétique, l'infinie compassion. » (Bernard Simeone, L'étreinte.)
« […] La première édition du Canzoniere, qui regroupe tous ses poèmes, est fort mal accueillie par la critique en 1921. […] Le Canzoniere est un des premiers livres que publie Einaudi après la guerre […] L'important prix Vareggio de poésie, obtenu en 1946, la haute reconnaissance du prix Etna-Taormina ou du prix de l'Accademia dei Lincei, ne peuvent toutefois tirer le poète d'une profonde solitude, à la fois voulue et subie : il songe au suicide, s'adonne à la drogue. En 1953, il commence la rédaction d'Ernesto, son unique roman, qui ne paraîtra, inachevé, qu'en 1975. […] »
0:00 - Titre
0:06 - Trieste
1:29 - le faubourg
5:27 - Lieu cher
5:57 - Une nuit
6:32 - Variations sur la rose
7:15 - Épigraphe
7:30 - Générique
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Référence bibliographique :
Umberto Saba, du Canzoniere, choix traduit par Philippe et Bernard Simeone, Paris, Orphée/La Différence, 1992.
Image d'illustration :
https://itinerari.comune.trieste.it/en/the-trieste-of-umberto-saba/
Bande sonore originale : Maarten Schellekens - Hesitation
Hesitation by Maarten Schellekens is licensed under a Attribution-NonCommercial-NoDerivatives 4.0 International License.
Site :
https://freemusicarchive.org/music/maarten-schellekens/soft-piano-and-guitar/hesitation/
#UmbertoSaba #Canzoniere #PoésieItalienne
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