Citations de Virginie Troussier (28)
Revenir ne signifie pas seulement reconnaître les siens, reprendre la place que l’on occupait avant. Être de retour, c’est autre chose : c’est être pour toujours, à la fois ici et là-bas, maintenant et hier.
L’attention se focalise sur Bonatti. L’immense Bonatti.
Bonatti sait toutes les lignes d'ascension du versant italien du Mont-Blanc. Il sait la minéralogie des parois, l'équilibre des séracs suspendus. Il a gravi toutes les faces, les arêtes, les piliers. Dans ce versant intimidant, il a tracé des itinéraires inoubliables, Grand Pilier d'Angle, pilier Rouge du Brouillard... Il reste une dernière ligne vierge, la plus belle : le pilier central du Frêney, la plus haute escalade d'Europe, le dernier rempart du mont Blanc, le "dernier problème des Alpes " qui excite l'élite de l'alpinisme européen.
Nous ne sommes pas des plantes. On n'a pas de racines dans le sol, on devrait en profiter au lieu de s'en inventer ou de creuser pour vérifier. On a un corps qui peut se planter là où ça n'était pas prévu. On a le pouvoir d'imaginer ça. On a une vie nomade et intérieure. L'espace, on l'habite et on le fait défiler.
La recherche d'adrénaline est une réalité mais il faut aussi savoir la contrebalancer par l'écoute de soi.
Rien ne me fascine plus, ne me projette réellement hors de moi, que le geste d'un sportif de haut niveau. Quelque chose éclate, tant il y a d'énergie et de beauté mêlées. Une fulguration d'une puissance à vous flanquer par terre, qui n'a nul précédent et ne se répètera jamais plus.
Nous vivons avec nos disparus, et cette relation est l'une des choses les plus profondes qu'il nous soit donné de vivre.
Je n'étais plus dans son orbite, ni même dans sa pupille, c'est dur d'être pile dans l'oeil de l'autre.
Esprit de compétition ? Pas seulement. Les premières attirent. Faire une première en montagne, c'est passé où personne n'est passé, où personne n'a réussi à passer, toucher ce que personne n'a touché. Éprouver au plus intense le froid, la peur, la variété de la lumière, s'affranchir de tout ce qui est connu, sûr, topographié, aller vers le paysage pareil à de l'os, attraper la matière des pics, leur froncé, leur grain.
Il s'élance et affronte la piste intelligemment. Les favoris ont laissé la voie libre au seul d'entre eux capable de surmonter une deuxième manche totalement folle. Bode, qui s'apprête à entrer dans l'histoire du ski américain, fait preuve d'une décontraction et d'une maîtrise à toute épreuve pendant que ses rivaux s'enfoncent dans le ventre mou du classement, vaincus par une neige très souple. Et cette grâce lors de la descente parfaite, comme s'il avait par privilège épousé le rythme même de la montagne, fait naitre de ce chaos une brillante comète. Il ne s'agit pas seulement de physique dans le sport, il y a du symbolique, du divin, de la transcendance.
Nous ne sommes que trois à nous être sauvés: Gallieni, Mazeaud et moi, les trois seuls qui avaient une femme et un amour pour les attendre.
Certains soirs, je me sentais perdue et je buttais contre l'absurdité de l'existence. J'étais prête à ranger toute sa collection de magazines de moto par ordre alphabétique et code couleur, à me faire exploser la tête attachée à une voie ferroviaire d'une ville perdue dans le Cantal, à daigner lever mes fesses pour lui cuisiner une tête de veau. Après tout ça, je rêvais que je lui démontais la tête au milieu d'une forêt de biches.
A chaque départ, il y a ces quelques secondes qui perlent sur les tempes, un temps infime suspendu au-dessus du vide et de l'inconnu, des tremblements qui traversent, le sang qui se disperse en rafale, un peu d'âme qui butte contre les dents et la poitrine qui se dilate.
La beauté, il faudrait pouvoir se la greffer dans le corps, s’en emplir.
Faire œuvre avec ce qui devrait vous anéantir est une des beautés de l'alpinisme. Jaeger se donne tout entier, il rejoint les mystiques par ses rafales intérieures, par sa volonté de s'attaquer à l'invraisemblable, d'aller au-delà, sans reculer devant aucun danger. Son cœur bat comme un fou, avec acharnement. La précipitation de ce cœur. La furie de ce cœur. Cœur forcené. Bérardini y voit l'immédiateté de la vie, l'engagement exclusif. Jaeger n'a rien d'un héros ; il ne surpasse pas les qualités d'un homme, mais il ne garde rien pour lui.
Le mythe du windsurf prend corps en 1986, avec la retransmission en direct et en national, pour la première fois, de l'épreuve de Coupe du monde qui se déroule à la pointe de la Torche, en Bretagne.
Les visages de Pierre Kohlmann, d'Antoine Vieille, de Robert Guillaume, d'Andrea Oggioni resteront toujours jeunes, ils vivront parmi eux, en eux. Nous vivons avec nos disparus, et cette relation est l'une des choses les plus profondes qu'il nous soit donné de vivre.
Nos vies d’en bas sont fermées sur leur intimité, protégées des sensations qui en dissoudraient le confort. Ces montagnards ont l’habitude de faire un pas de côté, un seul pas qui les dispose à tout sentir. Et déferlent alors, jaillis de la même source, le ravissement et l’incertitude.
Le montagnard s’accepte vulnérable, il mise tout sur une hauteur qui l’a saisi. Attiré par la peau de la Terre, l’épiderme des sommets, il s’engage pour le plaisir de se fondre dans les éléments, le ciel, le jour et la nuit, les gestes continus, la paroi striée de lignes qu’il faudra suivre comme les lignes de la vie même. Ce qu’il engage avec la montagne n’est plus seulement combat ou possession, mais étreinte, corps-à-corps et dialogue. Il visualise une ligne, un mouvement, une trajectoire, une expérience. Il sculpte le sommet à son image. Là-haut, en orbite, on prend la lumière autrement.
Mais c’est humain : quand on a perdu un fils ou un frère dans un drame, on regarde avec un mélange d’envie et de ressentiment le compagnon qui se trouvait avec lui et qui est revenu sain et sauf. Malgré cela, Bonatti en a été douloureusement frappé, et comme atterré.
Dino Buzzati