Citations de Émilie Riger (87)
— Ève, il faut qu’on parle.
Oui, je sais. « Ève ». C’est tout ce que mes parents ont trouvé pour me punir dès ma naissance. La pécheresse. Sauf que, bien sûr, je n’ai aucun des appâts qui justifieraient une telle réputation. Je suis pâtissière et mince comme un fil. Sous le joug de Delacroix, j’ai même encore perdu du poids, et on pourrait presque dire que je suis maigre. Mais presque, ça fait toute la différence, non ? Et bien sûr mes cheveux, au lieu d’être blonds et lumineux comme il se devrait pour la première femme sont d’un châtain banal à pleurer et généralement ébouriffés à souhait. Enfin, j’ai quand même une belle poitrine. Et de beaux yeux. Noisette, pas marron. Là encore, ça fait toute la différence.
Désespérée, je sens que je vais perdre tout contrôle quand un pied vient s’écraser violemment sur le mien. La douleur me coupe le souffle et je suis sûre que mes orteils ont doublé de volume dans mes escarpins. Outrée, je lève les yeux vers mon voisin qui regarde fixement devant lui.
- J’ai pensé que vous aviez besoin d’un coup de main.
- Là, c’était un coup de pied !
Il retient un sourire, mais ses sourcils froncés me donnent à penser qu’il désapprouve et de son côté Sébastien me flanque un coup de coude. Je vais finir par me plaindre, je suis une femme battue. Est-ce que les hommes ne savent donc plus s’exprimer autrement qu’en frappant ?
*** ***
Zacharie se place devant moi pour faire écran aux regards des autres.
- Ne leur donne pas ce plaisir, Ève.
[…]
Calmement, je ramasse ma tarte gâchée, marche jusqu’au poste de Benoît et la lui écrase soigneusement sur la figure. Puis sans un mot, je dénoue mon tablier et le pose sur le plan de travail avant de sortir.
Je suis en train de vider mon casier quand Zacharie me rejoint, mon tablier à la main.
- Mademoiselle Colinet, faites demi-tour immédiatement et venez finir votre travail.
Je ramasse mes dernières affaires. Puis je lui prends le tablier des mains et le jette dans la poubelle en le regardant droit dans les yeux.
- Va te faire foutre.
—Je vais réfléchir. Votre esprit... Il la regarde avec une étrange admiration écœurée.) Votre esprit aurait fait merveille, si vous aviez été un homme, Mademoiselle. D'après votre nature, il n'est que perversion. Sortez.
Basilique apprend que la liberté d'une femme dépend des limites définies par un homme ; mais aussi que cette tolérance varie non pas en fonction de son comportement à elle, mais des humeurs de celui-ci. L'abattement et l'impuissance ont achevé de la décourager.
— Mais cet inconnu, Clodie, ma curiosité lui plaisait. Il ne la trouvait pas déplacée chez une femme, au contraire. Alors peut-être... peut-être que finalement un mari pourrait me libérer au lieu de renforcer ma prison ?
Elle surprend les yeux écarquillés de Clodie qui essuie ses mains moites sur son tablier de percaline. Son amie la connait assez pour deviner quelle bêtise lui traverse la tête. Basilique la rassure d'un clin d'œil : il est tellement plus plaisant de garder des fragments de sa vie hors d'atteinte de son père, cet homme qui croit tout savoir et tout pouvoir.
Basilique saisit une cuillère dans la ronde de couverts qui cerne le lourd confiturier d'argent, mange posément son œuf à la coque, imperturbable. Ils ont tort de craindre une crise de sa part. Elle a grandi, cette nuit, elle a compris: il lui faudra des armes bien plus affûtées que ses révoltes d'enfant pour échapper au piège où on veut l'enfermer.
Il apprend. Chaque jour, il apprend à nourrir, laver, bercer. Il apprend à défendre son droit d’être père, même s’il est jeune, même s’il se débrouille à peine. Il apprend à poser des questions sans laisser remettre en question ce statut de père, qui est apparemment si fragile, si sujet à discussion.
Idées noires. Broyer du noir. Mouton noir. Série noire. Liste noire. Roman noir. Le noir est aussi le trou qui avale tout ce qui passe à proximité de lui. Le néant.
J’ai la pesanteur des enfants mal-aimés, de ceux qui n’ont pas pu déployer leurs ailes. Je n’atteindrai jamais la légèreté que le bonheur naturel et l’insouciance de son enfance ont offert à Octave.
Rien n’est plus envahissant que le désespoir. Il colle à la peau comme une combinaison de plongée et assombrit la lumière aussi efficacement que des lunettes de soleil.
Je n’appelle pas Octave, ce soir. Il a le don de m’apaiser et j’ai besoin de ma rage pour forger mon combat.
Chaque « Victoria » murmuré, asséné, ordonné, chuchoté, écrit, crié, soupiré, me rappelle qu’en moi sommeille un mystère, une reine endeuillée à laquelle mon père m’a liée avant de disparaître. Je ne sais même pas s’il m'a enchaînée ou amarrée, si la souveraine est une condamnation ou un repère.
C’est souvent une affaire de poids, dans la vie. Ceux que l’on porte, que l’on traîne et trimbale. Je voudrais que ce ne soient pas les poids qui construisent les vies. Qu’elles se bâtissent plutôt sur les aspirations, les soulagements, et peut-être même les envies. Cela ferait probablement des vies plus légères.
Je voudrais que mes pas suivent un chemin nettement tracé, comme la plupart de mes copains. Mais cet alter ego royal m’empoisonne l’existence. Il exige de moi de ne pas me contenter de ce que j’ai sous la main. Il me contraint à me poser la question de ce que je veux devenir, au lieu de devenir ce qui se présente.
Chaque fois que je crois t’approcher, tu m’esquives. Je le comprends, et je ne veux pas te faire souffrir. Alors pour toi, j’ai envie de nouer un ruban rose autour du sexe. Pas d’amour, mais un peu de tendresse, de la complicité, et cette communion quand tu regardes mes photos ou que je te parcours avec mon objectif. C’est toi que je veux, Romane. Toi et seulement toi.
J’adore mes parents, mais leur amour qui se suffit à lui-même me terrifie. Ils sont parfaits, façon carte postale, avec leur petite maison aux volets bleus achetée pour leur retraite, le vieil olivier dans la cour et le chant des cigales. Ma mère laisse ses cheveux blanchir, parce que son mari l’aime bien au-delà de ses rides. Mon père prend du ventre sans se tracasser, parce que sa femme l’aime bien au-delà de sa silhouette. Ils ne font que ça depuis le jour de leur rencontre : s’aimer, sans rien accomplir d’autre.
- Lex, le graffiti, c'est une profession de foi, c'est dire que l'on existe, qu'on est là et qu'une place nous revient dans la société.
Elle semble plus détendue après avoir passé la soirée à plaisanter avec tout le monde sauf moi. Un léger voile adoucit ses beaux yeux bleus, peut-être une pointe d’alcool, et je note l’information : pour pacifier son humeur, la faire boire.
— Va savoir, me répond-elle avec un demi sourire provocant. Peut-être bien que je t’enverrai de mes nouvelles ?
— Rien que pour le plaisir de me narguer avec des paysages sublimes ?
— Exactement ! What else ?
J'obéis et je finis par sourire. Il a raison, il n'y a que ça qui compte. Je rouvre les yeux et la magie a opéré. Nous ne sommes plus nulle part. Aucun mur ne nous enferme, aucune fenêtre ne s'ouvre sur le reste du monde. Il n'y a que nous deux dans une bulle de désir.