Je suis un noeud de contradictions qui change constamment. Tant mieux puisqu'en me contredisant je brise les chaines mentales/physiques qui m'asservissent au code linguistique. Je fais abstraction de la maladie dont je souffre tout comme vous faites abstraction de la mort. Parfois j'oublie la maladie pendant des heures entières. J'en profite pour abattre du travail, et le travail me fait vivre, ou tout du moins me donne une raison de vivre pour un certain laps de temps. Je fais abstraction de la maladie mais elle revient régulièrement à la charge et me fout sur le cul.
Mes deux impulsions principales pour écrire étaient : si un jeune tombe sur l’un de mes bouquins et se sent moins seul, ce sera formidable. J’ai beaucoup souffert quand j’étais adolescent, parce que je n’ai jamais eu l’impression qu’il y avait des choses dans ce monde qui reflétaient ce que j’étais. Mais je voulais aussi laisser une trace, témoigner. Parce qu’une fois que ce corps m’aura laissé tomber, j’aimerais que mon expérience continue de vivre. C’était un soulagement absolument de mettre des mots sur ces choses-là, un soulagement incommensurable.
Je voudrais que certaines personnes se sentent moins seules, c’est ce qui compte le plus pour moi, ce qui a le plus de sens. Je pense qu’une partie du livre “Au Bord du Gouffre” ou “Meteor Crater” puise sa source dans le fait que j’ai tellement souffert lorsque j’étais môme parce que je pensais que je venais d’une autre planète.
La mort vient à petit feu. Certains jours lorsque le soleil se couche cette pièce devient un monument de peur. La nuit descend entre les immeubles et se presse contre les moulures des fenêtres, elle s’étale sur les vitres puis pénètre à l’intérieur. Elle se fait épaisse, dense. Un brusque sentiment d’effroi me saisit alors à l’idée que le bois, le métal, les fixations en plastique, les éviers, les abat-jour, la cabine de douche, et même les tasses me survivront si mon corps succombe à la progression de ce minuscule virus invisible à l’œil nu. Le temps n’est que la notion puérile d’une structure chimérique. L’environnement social dans lequel j’ai appris à me consoler est en train d’exploser et de disparaître. Des douzaines de visages que je connaissais à peine me sont devenus familiers au fil du temps ; j’ai appris à me rassurer en songeant que ces gens parcourent la face de la terre, bousculent l’air et réfléchissent. Chacun d’eux devient le support de mon espérance ou de mes projections d’espérance et chacun d’eux porte en lui quelque chose de moi ; et ce mois-ci chaque fois que je décroche le téléphone c’est pour apprendre que l’un d’entre eux vient encore de mourir. Le paysage s’érode pièce à pièce et pour le remplacer je fabrique un monument fait de fragments d’amour et de haine, de tristesse et d’envies meurtrières. Ce monument est un sanctuaire dans lequel l’innocence se fait lentement ouvrir le ventre, son cœur est arraché, ses yeux énuclées, sa langue coupée, ses doigts brisés, ses jambes déchiquetées. Dans le sanctuaire je dépose quelques éléments représentant chaque personne qui est morte ou se meurt.
D’abord il y a le Monde. Et il y a l’Autre Monde. C’est dans l’Autre Monde qu’il m’arrive de perdre pied. Dans ses changements de calendriers, dans son existence préfabriquée. Ses dédales tortueux dont je me lasse parfois lorsque j’essaie de tenir bon, de m’adapter minute par minute : le monde des feux rouges, des interdictions de fumer, le monde de la location, des clôtures qui protègent des centaines d’hectares de nature sauvage et vierge des intrusions humaines. Cet endroit où, parce que l’on est né avec des siècles de retard, on se voit refuser l’accès à la terre ou à l’espace, la liberté de choix ou de mouvement. Le monde acheté ; le monde possédé. Le monde des bruits cryptés : le monde des mots, le monde des mensonges. Le monde vendu en kit ; le monde de la vitesse industrielle. L’Autre Monde dans lequel je me suis toujours senti étranger. Pourtant il y a le Monde où l’on peut s’adapter et repousser les limites de l’Autre Monde grâce aux clés de l’imagination. Mais là encore, l’imagination est cryptée par les informations fabriquées dans l’Autre Monde. On s’arrête devant un feu qui passe au rouge et l’on vieillit subitement de quelques siècles. Il paraît que l’Autre Monde est aux mains d’une autre espèce d’hommes. Il faut avoir du recul et prendre le temps pour découvrir l’Autre Monde. Seul ce décalage permet de le mettre à nu pour la première fois car il s’est insinué dans votre système sanguin comme un amant invisible. Petit à petit il épouse la forme de vos cellules et vole leur énergie, il se tapit à l’intérieur du corps jusqu’à ce qu’il en devienne le prolongement. Voyager et découvrir des cultures primitives nous ouvre les yeux sur l’Autre Monde ; on comprend qu’en inventant le mot « nature » nous avons divorcé avec le sol sur lequel nous marchons. Quand j’étais petit je comprenais tout cela intuitivement, de la même façon que l’on ressent une sourde peur sans pouvoir l’identifier ou la différencier d’une table ou d’une tasse ou des cieux qui roulent derrière les fenêtres.
Depuis l’adolescence, j’ai l’impression de m’observer comme si je me trouvais à des kilomètres au-dessus de la terre, dans les nuages. De là-haut j’aperçois ma minuscule forme humaine, assise ou se mouvant dans la mécanique de la civilisation – parmi les tic-tac de la monstrueuse machine – et elle m’a tout l’air de tourner en roue libre. Seuls quelques-uns en ont le contrôle : ceux qui confectionnent les rouages et les ressorts de l’engin préfabriqué et ceux qui se jettent d’un pont ou du sommet d’un gratte-ciel. Depuis l’apparition du sida et la mort de mes amis et voisins, j’ai la sensation persistante d’avoir une vue plongeante sur les rues et le quadrillage des blocs, mais maintenant au lieu de me concentrer uniquement sur ma silhouette perdue dans l’Autre Monde je vois tout et tout le monde. Comme si je collais l’œil contre une petite fissure dans les ténèbres de la terre d’où sortiraient des processions de fourmis – tout cela me semble désormais insensé et pas seulement mortifère.
La nuit en songe je rampe sur des pelouses fraîchement tondues, je contourne les statues et les chiens et les voitures qui surveillent votre geôle. Je m’introduis dans vos maisons par les plus infimes fissures des briques qui vous procurent un sentiment de confort et de sécurité. Je traverse vos salons et grimpe vos escaliers et pénètre dans vos chambres à coucher. Je vous réveille pour vous raconter ce qui m’est arrivé lorsque j’avais dix ans, un jour que je rôdais autour de times square à la recherche d’un homme qui se coucherait sur moi pour me prodiguer les câlins et les baisers dont ma mère et mon père me privaient. Je me suis fait accoster par un type qui m’a emmené dans un coin reculé le long des quais et m’a roué de coups tant il avait peur des pulsions ardentes enfouies dans ses entrailles. J’aurais aimé l’étrangler mais mes mains trop petites ne pouvaient faire le tour de son cou. Je vous réveillerai pour vous accueillir dans votre cauchemar.
Depuis l'adolescence, j'ai l'impression de m'observer comme si je me trouvais à des kilomètres au-dessus de la terre, dans les nuages. De là-haut j'aperçois ma minuscule forme humaine, assise ou se mouvant dans la mécanique de la civilisation - parmi les tic-tac de la monstrueuse machine - et elle m'a tout l'air de tourner en roue libre.
Peter était mort. Je sentais le sol se dérober sous mes pieds. J’étais complètement déboussolé après toutes ces nuits passées sans dormir. Lorsque je marchais dans la rue, je n’avais pas l’impression de marcher ; c’était simplement le corps qui avançait par soubresauts sur des jambes aveugles. J’étais perturbé par la présence de la maladie et de la mort autour de moi. Je vivais une histoire avec un mec que j’aimais autant qu’il m’était possible de me laisser aimer, mais le linceul noir et rugueux venu de nulle part avait vogué jusqu’à nous, sans l’aide de la drogue, et s’était abattu sur notre environnement. Rien ne semblait pouvoir nous en délivrer. J’aurais voulu prendre l’abstraction de la mort entre quatre yeux et tordre son sinistre trou. Je m’isolais et ne parlais à presque plus personne.
Mes souvenirs les plus forts sont toujours liés à des images puissantes, des images avec lesquelles je me laisse dériver, que je n’oublie jamais. Il y a des années, un camionneur m’a dit que l’une des choses les plus intéressantes au monde, c’était conduire un camion parce que tu es tranquillement installé sur un siège, et tu es seul. Tu es abrité par la structure du véhicule, mais en même temps le paysage change constamment. C’est presque un état parfait, tu flottes sur un paysage tout en te reposant. J’adore ce sentiment que l’on éprouve en conduisant, sauf quand l’activité mentale devient très, très intense. Ton cerveau se met à bouillonner. Et tout devient très sexuel, très sensuel. Tu te mets à peupler ta voiture d’hommes. […]
A l'époque je tombais facilement amoureux: les mouvements d'un bras, la ligne pure d'une veine sur le cou, la courbure de la mâchoire sous une faible lumière, les contours d'un corps sous les vêtements, la lumière claire des yeux lorsque les visages se touchent presque.
[L'amour]. Ce n'est pas seulement la pulsion de s'insinuer sous la peau de quelqu'un et de se fondre dans les rivières de son sang; c'est désirer quitter la surface de la planète, nos corps roulant l'un contre l'autre dans les cieux frais et spacieux.