— Non, je ne vous ouvrirai pas. Éteignez-le mais je ne vous ouvrirai pas.
— Mais tout va griller, bordel de Dieu !
— Éteignez-le. Vous me prenez pour une idiote, vous croyez peut-être que je ne vois pas qu'on est en train de tout faucher chez Klava dans l'autre entrepôt. Je ne suis pas née de la dernière pluie. J'en ai pour plus de cent mille roubles. Comment je pourrai me justifier après ? Où je les trouverai les cent mille roubles ? Hein, où ?
— Mais ça va brûler ! hurlait le chef.
— Éteignez donc. Mais je ne vous ouvrirai pas pour qu'après on me vole ce qu'il y a dedans, vous ne m'y forcerez pas. Allez, éteignez !
Elle éclata en sanglots.
Ivan Petrovitch allait se jeter vers son chef quand celui-ci se dirigea vers lui. Pas tout à fait vers lui en fait, mais vers le tas de marchandises à côté duquel Ivan Petrovitch était resté à tournicoter. Derrière le chef, pressentant l'ordre à venir, suivaient plusieurs de la " bande de voyous ", comme on appelait ici les ouvriers qui s'étaient enrôlés pour venir travailler en Sibérie. Ils avaient vu juste ; Boris Tomifeïevitch, avant d'arriver au tas, cria, sans se retourner, sûr qu'il était d'être entendu et compris :
— Allez-y, cassez.
Les voyous repartirent en courant, c'était un travail selon leur cœur.
Chapitre 5.
De toute sa vie, il n'avait rien fait d'autre que de ne pas se laisser dévier hors du chemin de la vérité et de la bonne cause. Et, pas de doute, c'est important qu'elles restent à l'intérieur des limites dans lesquelles elles avaient été présentées à l'homme. La vérité, c'est une rivière, dont le lit est pavé de pierres et dont les rives sont dessinées par des lignes de sable ou de pierres bien nettes, c'est une rivière avec de l'eau pure et courante, ce n'est pas une masse d'eau croupie soutenue par une muraille, au niveau changeant, aux rives spongieuses et erodées. La vérité découle de la nature même, on ne peut la corriger ni par l'opinion générale ni par un décret. Mais alors, pourquoi donc, lui qui avait toujours vécu, sans broncher, dans la voie de la vérité, était-il entré en guerre non seulement avec les autres - ceux qui ne voulaient pas de la vérité ou qui ne voulaient qu'une moitié de vérité - mais aussi contre lui-même ? Pourquoi était-il sûr que cela ne valait pas la peine de vivre en ne se conformant qu'à la moitié de la vérité ou en la refusant totalement (et mieux vaut totalement qu'à moitié), et pourquoi n'était-il pas sûr de lui quand il se trouvait à l'opposé de ceux qui, à coup sûr, n'étaient pas dans le vrai ? Ils n'étaient pas dans le vrai et lui qui affirmait qu'ils n'étaient pas dans le vrai, lui qui tenait à la vérité comme à la loi, ne serait pas dans le vrai non plus ? Comment cela était-il possible ?
Ou bien alors la conscience et la vérité, accordées entre elles et complémentaires l'une de l'autre, ne sont pas autonomes et s'inclinent devant quelque chose d'encore plus important ? Devant quoi ? Devant l'âme ? Et que faire d'une âme qui vise en tout la réconciliation, prête à servir et nous et eux ? Mais si elle se met au service des autres aussi, si elle cherche la vérité et la conscience là où on ne les a jamais vues, alors la vérité n'est plus la vérité et la conscience n'est plus la conscience et il n'y a plus qu'une âme qui cherche et qui souffre. Et que deviendra-t-elle si aussi bien la conscience que la vérité sont tordues par sa faute ? Où trouvera-t-elle un soutien ? Bon, d'accord, on peut admettre que l'âme ne vit pas dans des lignes trop droites, des jugements trop raides ; elle est ainsi faite qu'elle aime trouver des perles dans le fumier, mais quand elle va y fouiller il ne restera plus rien de son camp à elle. Oui, mais qui décide où est son camp et celui des autres ? Qui a tracé la frontière et pourquoi l'homme est-il tellement attiré par ce qui se trouve au-delà de la frontière ? N'est-ce pas la condition de l'homme que de quitter son camp pour l'autre ?
Chapitre11 - p. 74
Pour se comprendre il n'est pas besoin de beaucoup de mots, il y en a besoin de beaucoup pour ne pas se comprendre.
Chapitre 15 - P. 104