Pourquoi y a-t-il des biographies plutôt que rien ? Et a-t-on toujours eu l'idée que raconter sa vie (ou la vie d'un homme mortel) était un acte légitime ? Ces questions surprendront, dans le bon sens, le lecteur conscient que nos genres et nos cadres mentaux et littéraires ne sont pas naturels, mais hérités et construits. Le très grand historien Arnaldo Momigliano se livre dans ce mince ouvrage à une enquête érudite et stimulante, sérieuse mais non pesante, pour retracer l'apparition de l'écriture biographique en Grèce ancienne : c'est en effet là, à l'époque d'Aristote, précepteur d'Alexandre, que la notion d'individu agissant fait son entrée dans la pensée politique, écartant d'un côté le Dêmos collectif de la cité athénienne, de l'autre la volonté des dieux. L'épopée d'Alexandre plaça le "Grand Homme" au centre de l'histoire, et marqua pour les siècles à venir toute la pensée politique et morale. Les rois hellénistiques, les empereurs romains, cessent d'être de simples magistrats tout humains et se changent en individus divinisés, puis en dieux tout court. Avec cette apparition de l'individu naît, justement dans l'école d'Aristote, la psychologie, invention de Théophraste. Le grand homme, transformé par les chrétiens en "homme divin", se retrouvera dans les biographies évangéliques (Nouveau Testament) et les vies de saints. De nouvelles écoles philosophiques, comme celle des Stoïciens (-III°s), encouragent l'analyse de soi, l'examen de conscience, qui débouchent sur les premières autobiographies, dont la plus célèbre est celle de Saint Augustin. Un pas de plus, et la biographie racontera des vies imaginaires : et voilà que le roman est né. En somme, ce IV°S av. J.C. est un tournant essentiel dans la formation de la pensée occidentale, et non, comme on l'a trop dit, le début de la fin de la grande époque grecque classique.
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Dans la biographie, la frontière entre fiction et réalité était plus mince que dans l'histoire proprement dite. Ce que les lecteurs attendaient d'une biographie différait probablement de ce qu'ils attendaient de l'histoire politique. Ils voulaient être renseignés sur l'éducation, la vie sentimentale et le caractère de leurs héros. Mais on est beaucoup moins bien documenté sur tout cela que sur les guerres et les réformes politiques. Dès lors, si les biographes voulaient conserver leur public, il étaient obligés de recourir à la fiction.
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