Encore sous le coup d'un éblouissement, je m'interroge : que dire pour vous partager mon enthousiasme sans déflorer ce magnifique roman ? J'ai peur de ne pas y arriver quand tant d'émotions me bouleversent et, en même temps et pour les mêmes raisons, je n'ai pas envie de remettre l'écriture de cette critique à plus tard.
Entre "trop" et "trop peu", je vais tenter d'y parvenir...
Pardon d'avoir commencé à parler de moi -une fois n'est pas coutume- mais il me semble que je vous devais d'abord cette explication.
Nombreux sont les hommes qui, au tournant de la cinquantaine, éprouvent l'urgence de faire voler en éclats leur confort ronronnant pour réaliser quelque chimère secrète avant qu'il ne soit trop tard. Apprendre le grec ancien ou la menuiserie... élever des escargots ou se faire ermite... peu importe où chacun place son curseur personnel.
Mais combien réaliseront leur rêve ? Une infime poignée.
C'est qu'assurément il faut être fou, ou avoir de sacrés comptes à régler avec soi-même, pour risquer ainsi sur un coup de tête ce qu'on a mis une vie entière à construire.
Cent Millions d'Annnées et un Jour est l'histoire d'un de ces rêves, fou, extravagant, totalement déraisonnable. Un rêve de gloire, pressant et obsessionnel, qui saisit un homme parvenu à mi-vie, l'âge des bilans. Rêve d'autant plus surprenant que son auteur, Stan, paléontologue, s'est jusque-là contenté d'une carrière sans panache, exerçant son métier de chercheur et de professeur avec passion mais sans jamais courir après les honneurs. Qu'a-t-il bien pu se passer pour que ce savant de l'ombre décide un jour de partir en expédition, entraînant à sa suite deux collègues et un guide de haute montagne, dans l'espoir insensé de faire une découverte préhistorique qui lui apportera la notoriété ?
La réalité nous apparaîtra petit à petit dans ce roman habilement construit, où la tension monte en puissance au fur et à mesure des pages, et où le suspense est ménagé jusqu'à la fin. C'est l'âpreté des conditions extrêmes qui mettra les âmes à nu, parce que, lorsqu'il ne s'agit plus que de survivre, l'être humain ne peut plus user de faux-semblants. Cette nature grandiose et cruelle, décrite magnifiquement (ah, que la montagne est belle!), révèlera que les fêlures des hommes sont plus sournoises que les crevasses des glaciers qui les menacent.
Surtout, la vérité de Stan apparaîtra dans toute sa brutalité : Stan a mal à son enfance. C'est pour tenter de réparer une blessure intérieure profonde qu'il se sera lancé dans cette quête improbable.
Mais l'enfance volée laisse des cicatrices indélébiles...
Même si nous avons un parcours bien différent, il y a de nous dans chacun de ces hommes. C'est sensible, extrêmement émouvant, beau à faire monter les larmes.
L'étude psychologique est d'une grande justesse, fine et intelligente, les frictions qui se créent entre les hommes sont subtilement analysées, et le style de
Jean-Baptiste Andrea est tellement visuel que j'en suis encore à me demander comment - moi qui suis aussi montagnarde qu'un poisson est fait pour les cimes - j'ai réussi à grimper tout là-haut, à avoir froid, à m'user les doigts à creuser, à avoir les prunelles aveuglées par la neige. Toujours est-il que j'y ai cru, j'ai été auprès de ces hommes, j'ai souffert avec eux, embarquée moi aussi dans leur odyssée tragique.
Il manquerait un point essentiel à cette critique si je ne consacrais quelques lignes particulières à l'écriture... absolument sublime !
Le choix des mots, leur pouvoir de suggestion, la fulgurance des associations, la plume incisive qui élève certaines remarques au rang d'aphorismes et, surtout, surtout, la magie de cette poésie, toujours présente, qui déboule comme une avalanche pour emporter le lecteur, tout cela contribue à faire de
Cent Millions d'Années et un Jour un livre à déguster lentement, tant chaque phrase est belle (je me suis sentie frustrée de ne pas avoir pu tout retenir car on voudrait tout garder pour soi).
Après un premier roman très remarqué, qui m'avait aussi emportée (
Ma Reine: douze prix, dont le prix du Premier Roman et le Fémina des Lycéens), restait à savoir si l'auteur saurait renouveler l'exploit.
La réponse est oui, indubitablement.
Ma Reine avait révélé
Jean-Baptiste Andrea en tant qu'écrivain,
Cent Millions d'Années et un Jour - encore plus puissant - le range parmi les grands.