Sculpter le flou
Emmanuel est mort depuis plus de trois mois et il laisse Tara seule.
Elle a le coeur fracturé, son esprit vacille, elle sait que son beau-fils Eli doit venir, la journée est orageuse, elle a chaud, très chaud et elle se dévêtit. Elle a des visions surnaturelles, celle d'un jeune garçon qui lui sourit en silence. Cela marque de façon indélébile son esprit qui glisse vers un néant que la saleté de son appartement laisse présager, son espace se remplit de déchets, son esprit tend vers une épure.
Car Tara n'a pas seulement perdu l'homme qu'elle aimait, elle a perdu son pilier, son rempart, sa forteresse, celui qui l'a ramené à la vie, lui a donné une seconde vie.
Sans lui les fantômes reviennent en une sarabande déstabilisante.
Elle fût une petite fille choyée, avec des parents lettrés qui lui enseignaient un savoir qui devait lui servir de viatique ver une vie libre et meilleure.
Son père ne répétait-il pas qu'il ne croyait « qu'aux faits et à la science ».
Entourée de ses parents amoureux et aimants, elle s'appelait Vijaya, ce qui signifie Victoire, elle avait une nourrice pour veiller sur elle. Alors Vijaya était emplie de la certitude que la vie était une chose douce.
« C'est une vie sans entraves : je vais nus pieds partout, je saute dans l'étang lorsqu'il est débarrassé des racines de lotus et des grenouilles, je grimpe aux arbres, je marche sur le rebord du puits quand personne ne me surveille, je me suspends aux poutres qui traverse la véranda, je cours dans la boue fraîche de la rizière en évitant les pousses de riz… »
Mais certains dirigeants n'aiment pas les hommes libres qui s'expriment haut et fort, alors ils les font disparaître.
Vijaya sera recueilli par le jardinier et sa femme, mais ils n'ont pas les codes, la petite fille s'éteint, elle devient mutique, et quasi transparente.
Mais voilà qu'un jour elle est traitée de « fille gâchée », elle ne sait pas pourquoi et encore moins ce que cela veut dire.
Le lecteur plonge avec elle dans ce monde flou et sensoriel, il comprend avec cette petite fille que la liberté est concomitante avec la contrainte.
Tout le reste de sa vie remonte à la surface, jusqu'à ce que l'eau envahisse tout, comme une grande lessive, qui l'a laissé pour morte.
C'est là qu'Emmanuel est arrivé et que Tara est née.
Le lecteur retrouve les thèmes chers à l'auteur : la mort, le deuil, la mémoire du corps, les traumatismes dont on accouche un jour où l'autre.
La voix de Tara est devenue celle de Vijaya, elle est ressentie comme celle d'une petite fille pleine de vie que l'on a tué à petits feux, comme une ampoule qui faiblit en lançant quelques éclairs de plus en plus faibles.
Le roman est rythmé, d'une grande musicalité, il a un souffle ample qui se déploie pour dire la vie et ses accrocs qui induisent l'errance.
C'est un bonheur de retrouver cette plume intimiste et épurée qui sait dire en douceur, la force des drames humains, elle met de la lumière dans les âmes meurtries.
Je crois que longtemps après cette lecture, dans notre mémoire Tara / Vijaya :
« Elle ne se contente plus d'habiter mes rêves, cette fille. Elle pousse en moi, contre mes flancs, elle veut sortir et je sens que bientôt, je n'aurais plus la force de la retenir tant elle me hante, tant elle est puissante. C'est elle qui envoie le garçon, c'est elle qui me fait oublier les mots, les événements, c'est elle qui me fait danser nue. »
Un roman d'une belle maîtrise où les ombres de l'histoire sont en contraste avec une écriture superbement sculptée.
©Chantal Lafon
https://jai2motsavousdire.wordpress.com/2022/01/09/rien-ne-tappartient-nathacha-appanah/
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