Les sept cercles de l'enfer selon Baal
Critique de Alain Gailliard, le Vif-L'Express, 9 mai 2014
En sept chapitres fulgurants,
Frédéric Baal nous livre sa version de l'enfer postmoderne. Chronique d'une catastrophe planétaire annoncée.
Frédéric Baal ressemble à ce qu'il écrit. La crinière rebelle, l'oeil curieux et scrutateur, celui qui fut le fondateur et l'animateur, avec son frère Frédéric Flamand, du Théâtre Laboratoire Vicinal, à Bruxelles, a conservé les gestes fougueux de l'homme de théâtre en pleine action. A 70 ans passés, il a gardé tout aussi intacte sa capacité d'enthousiasme, mais aussi d'indignation et de révolte face aux dérèglements et aux errements d'un monde pris de folie. La preuve ? Cette sombre et flamboyante "
Chronique de l'ère mortifère" (1), un premier roman qui est le fruit d'une longue maturation.
« Ce livre, confie-t-il, j'ai mis quinze ans à l'écrire. Il comporte 22 versions successives et 5500 pages de brouillon. Tout a commencé par l'évocation, dans un premier jet d'une dizaine de lignes, d'un port dans la brume, à cinq heures du matin. J'ai songé ensuite à tout ce qui pourrait se passer dans ce port, de trafics divers à la contrebande d'armes et de drogue. C'est alors que je suis tombé sur un livre d'
Eric Fottorino, consacré à la problématique des matières premières (2). Je suis allé le voir et il m'a permis d'approfondir mes recherches vers la lecture d'autres ouvrages, notamment ceux de
Jean Ziegler. Je me suis ensuite documenté très sérieusement et j'ai rencontré des spécialistes de l'économie, du tiers-monde, du nucléaire. J'ai rapidement compris qu'il existait un lien étroit entre l'état économique du monde et la dégradation
généralisée de l'environnement. » Pourquoi dès lors, armé d'une telle documentation et de telles expériences, avoir privilégié la forme romanesque et non celle de l'essai ? La réponse de
Frédéric Baal est éclairante et imparable : « Parce que la littérature possède un pouvoir que n'a pas la parole discursive de l'essai. La forme littéraire permet de suggérer davantage, elle possède un sens pluriel, surtout si elle s'oriente vers la poésie qui ne connaît pas d'interprétation univoque.»
A travers sept chapitres savamment gradués,
Frédéric Baal nous convie à parcourir les sept cercles de ce véritable enfer postmoderne où un étrange et anonyme « président directeur général », que l'on devine à la tête de l'une de ces multinationales prédatrices dénoncées par Baal, fait office de meneur de jeu et de méphistophélique maître de cérémonie.
Long poème à la fois tragique et burlesque, cette
Chronique de l'ère mortifère varie de façon virtuose les styles, passant sans complexe de la perfection classique d'un
Saint-Simon revisité au slang, au verlan et à l'argot des banlieues. Chaque cercle de l'enfer « baalien » possède sa tonalité et sa musicalité propre. Et l'on se prend à percevoir une manière de bande-son fantôme dans ce livre, qui irait par exemple des Gymnopédies de Satie rythmant l'incipit « piétonnier » jusqu'à une jouissive improvisation de free jazz accompagnant la « love parade » frénétique du dernier chapitre.
Frédéric Baal cible également une certaine forme d'art contemporain, qu'il considère comme une imposture majeure du postmodernisme (d'ailleurs rebaptisé « postminusdermisme » par ses soins !) : « le pop art, assène-t-il, n'est qu'une redite commerciale de mouvements qui étaient violemment contestataires, comme le dadaïsme et le surréalisme. C'est devenu un pur objet de spéculation. Ce requin mort exposé dans du formol, que l'on pourrait croire issu
de mon imagination débridée, existe réellement ! Nous vivons à une époque où il est beaucoup plus lucratif d'exposer des tuyaux que d'être plombier... »
Alain Gailliard
(1)
Chronique de l'ère mortifère, par
Frédéric Baal, Editions de la Différence, 219 p.
(2) 1972-1987, les années folles des matières premières, par
Eric Fottorino, Hattier, 191 p, (1988)