Ferraille, recyclage et petits trésors engloutis au coeur d'une vive saisie d'un capitalisme de l'effritement et de l'adaptation sous contrainte climatique. Une magnifique immersion fictionnelle.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/12/29/note-de-lecture-trilogie-des-cites-englouties-paolo-bacigalupi/
Lancée début octobre 2022 avec les éditions La Volte, la librairie Charybde et le journaliste Antoine Daer (St. Epondyle), en attendant d'agrandir l'équipe, « Planète B » est l'émission mensuelle de science-fiction et de politique de Blast. Chaque fois que nécessaire, les lectures ou relectures nécessaires pour un épisode donné figureront désormais sur notre blog dans cette rubrique partiellement dédiée.
« La trilogie des cités englouties » (2010-2017) est l'un des livres-clé de l'épisode n°2, « Pénuries », à regarder ici.
Paolo Bacigalupi, auteur américain ayant longtemps vécu en Chine et en Asie du Sud-Est, est entré d'emblée au voisinage des sommets de la littérature de science-fiction : son premier roman, «
La fille automate », en 2009, a été couronné immédiatement par les prix Hugo, Nebula et Campbell, de manière on ne peut plus justifiée. Les univers qu'il imagine sont pétris par les pentes fatales de nos économies politiques contemporaines, les « nouvelles » technologies, dans la lignée du cyberpunk des années 1985, y sont avant tout asservies aux (très) grandes entreprises et à la recherche du profit à court terme, au mépris toujours renouvelé des communs et des humains eux-mêmes, même lorsque le monde se délite autour des comptes de résultat. Dans cette noirceur, ordinaire ou extraordinaire, il parvient néanmoins toujours à inventer avec une ferveur lucide des échappées et des chemins de traverse, parfois joliment improbables – ou au moins inattendus -, enracinés dans des résistances et dans des espaces irréductibles à l'accumulation du capital. Son deuxième roman, «
Ferrailleurs des mers », ouvre à partir de 2010 une somptueuse trilogie autour d'un effritement climatique et d'un épuisement des ressources terrestres qui ne provoquent pourtant toujours pas d'infléchissement notable dans la marche du monde – ce qui pourrait rappeler quelque chose aux lectrices et aux lecteurs moins familiers du genre science-fictif, en se contentant de suivre la triste litanie des rapports du GIEC poliment (ou pas) entendus sans déclenchement réels d'actions, ce qu'égrènent au fil des ans les COP numérotées, montagnes encore et toujours accoucheuses de souris, dans la difficulté.
Publié en 2010, traduit en 2013 par
Sara Doke pour
Au Diable Vauvert, «
Ferrailleurs des mers » est ancré dans le sable accueillant aux grands navires en fin de vie de Bright Sands, immense rivage où les tankers, méthaniers et autres porte-conteneurs géants, mais aussi les cargos communs et les petits rouliers, viennent s'échouer en attendant leur désossement à bas coût et à haut risque d'accident du travail. Paysage familier de nos jours, sur les vastes plages du Pakistan, du Bangla Desh et de l'Inde, et répandu dans bien d'autres endroits (vous découvrirez grâce aux indices disséminés par l'auteur où se trouve, à peu près, Bright Sands) dans l'univers de ce futur relativement proche imaginé par
Paolo Bacigalupi. Dans ces chantiers de démolition / récupération à ciel ouvert, de petites multinationales du ferraillage international emploient à la tâche, au quotidien, sans aucun contrat digne de ce nom, bien évidemment, des bandes de « lourds », adolescents et adultes aux muscles développés pour désosser les coques, et de « légers », enfants fluets et teigneux capables de s'infiltrer dans les tuyauteries désaffectées des ex-géants des mers pour y glaner précieux câblages métalliques, pièces mécaniques ou même gisements résiduels occasionnels de produits chimiques et d'hydrocarbures. Ici, tout est payé une misère, mais c'est mieux que rien, les alternatives n'incluant guère que la vente de ses propres organes aux Moissonneurs qui hantent les rivages, la prostitution sous ses diverses variantes toutes plus saumâtres les unes que les autres, ou la mort pure et simple. Impitoyable loi de la jungle, de la mangrove et de la plage, dont seules les micro-solidarités et les féroces loyautés inventées chaque jour, et consolidées par d'intransigeants rituels, préservent un semblant de cohésion, en attendant les rares manifestations de la Chance.
Mais lorsqu'un clipper de plaisance (face à la pénurie presque définitive d'hydrocarbures, les riches ont su ici très tôt se reconvertir dans la voile de haute technologie pour leurs affaires et pour leurs divertissements) de la (très) haute société est jeté à la côte par une énorme tempête, même pour les normes météo cataclysmiques qui sont désormais le plus souvent en vigueur, le destin de quelques « légers », enfants travailleurs n'ayant pas encore totalement abandonné leurs rêves de gosses trop vite grandis, pourrait singulièrement s'infléchir – si la Chance veut bien sourire un peu dans l'imbroglio politique et économique qui se précipite alors sur Bright Sands.
Comme il l'avait montré dès les premières pages de «
La fille automate », avec ce fol accident industriel survenant sur un factory floor de science-fiction,
Paolo Bacigalupi s'est très vite inscrit au panthéon de ces écrivains qui évitent les exposés et font ressentir des ambiances, en usant de regards biaisés et partiels (ici, les hauteurs d'enfants et d'adolescents plongés dans un impitoyable broyeur économique et écologique font particulièrement merveille), en laissant la lectrice et le lecteur faire leur propre travail de construction – en glanant les indices laissés en évidence (ou mieux dissimulés) – pour parvenir à une certaine vision du monde inventé par l'auteur. L'univers post-cyberpunk qui se dévoile ici, sur une Terre de réchauffement climatique ayant déjà produit ses principaux effets (élévation drastique du niveau des océans et météorologies volontiers déchaînées), sur une Terre rongée par l'épuisement des ressources naturelles, où recyclage et récupération n'empêchent guère le jeu de la grande finance, sur une Terre dominée par des multinationales tentaculaires qui font régner leur loi, ou presque, par la technologie d'abord, par le droit orienté et la violence légitimée ensuite, est à la fois une sérieuse extrapolation du nôtre, et une redoutable quête des interstices, enchâssées dans un authentique roman d'aventure et d'apprentissage.
Avec cette trilogie encore toute récente,
Paolo Bacigalupi nous passionne encore et toujours. Héritier génétique du cyberpunk des années 1985-1995, il a su, comme quelques-uns de ses confrères (on songera certainement aux grands
William Gibson et
Neal Stephenson, voire à
Cory Doctorow), se saisir de tout l'ADN prometteur de ce sous-genre qui fut décisif en son temps et au-delà, en ne se contentant jamais – comme trop de « continuateurs » des mythiques verres miroirs – de ressasser des motifs peu à peu vidés de leur sens et devenant de plus en plus purement ornementaux, et s'en saisir d'une manière tout aussi profondément politique que celle d'un
China Miéville, même si son terrain de jeu personnel présente des caractéristiques bien différentes. Et c'est ainsi qu'il contribue tant, encore, à notre plaisir et à faire de la science-fiction l'une des littératures les plus essentielles qui soient.
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