"Science sans conscience n'est que ruine de l'âme"
Nous avions quitté
René Barjavel à la fin de
Ravage : le monde de 2052, privé d'électricité, s'est transformé en société patriarcale moyenâgeuse, où le progrès technique est prohibé.
Dans sa suite indirecte,
le Voyageur Imprudent, retour à la 2e Guerre Mondiale. Pierre Saint-Menoux, jeune mathématicien enrôlé comme soldat, rencontre le scientifique Noël Essaillon et sa fille Annette. Essaillon s'est appuyé sur les travaux publiés quelques années plus tôt par Saint-Menoux dans une revue scientifique pour développer une nouvelle substance, la noëlite, qui permet à son utilisateur de voyager dans le temps.
Ensemble, ils vont décider de collaborer et d'expérimenter les voyages temporels, espérant y trouver des enseignements à même d'apporter le bonheur à leurs contemporains en cette époque troublée. Essaillon, infirme, dirigera les recherches depuis son laboratoire tandis que Saint-Menoux explorera les époques tout en tombant peu à peu sous le charme de la délicieuse Annette.
Après une première tentative de voyage d'une demi-journée dans le futur, aussi surprenante pour Saint-Menoux que couronnée de succès, ils décident d'aller plus loin et d'envoyer le mathématicien en 2052, juste après la chute de la société idéale décrite dans
Ravage. Très vite, ils cherchent à savoir combien de temps l'humanité mettra à se remettre de cette chute et à s'adapter à ce monde sans électricité, amenant Saint-Menoux à visiter le millième siècle et à découvrir une humanité qui a évolué dans une direction aussi inattendue que perturbante...
Ce qu'il y a de pratique, avec ce roman, c'est qu'on ne s'encombre pas d'une liste de personnages à rallonge : il y en a trois, et c'est suffisant pour conter une histoire satisfaisante.
Pierre Saint-Menoux, mathématicien, soldat, jeune, curieux, amoureux des sciences (mais pas que...) est
le voyageur imprudent du titre. Noël Essaillon, scientifique dont les travaux ont abouti à la création de la substance permettant le voyage dans le temps, est un homme bon, profondément attaché à la quête du bonheur pour l'humanité, tout en étant capable de faire preuve d'une distance scientifique pouvant parfois faire froid dans le dos. Il vit avec sa fille, Annette, archétype de la femme barjavélienne, parfaitement belle, adorablement douce, précieusement simple... et délicieusement inutile. le traitement du personnage d'Annette est, comme souvent chez
Barjavel quand il est question des femmes, pour moi le gros bémol du roman : elle semble se résumer à une jolie fille bonne à marier au caractère totalement insipide mais dont le héros du roman va tomber éperdument amoureux par la grâce de ses courbes parfaites.
"Toute invention peut être utilisée plus facilement au malheur des hommes qu'à leur bonheur"
Si dans son premier roman,
Ravage,
Barjavel semble alerter sur les dangers, voire les méfaits de la science, conduisant à l'affaiblissement et à l'asservissement de l'Homme, sa suite spirituelle nuance le propos en allant plus loin dans ses interrogations : et si, plus que la science, c'est l'usage qu'en font les hommes qui est dangereux ? Peut-on délibérément s'appuyer sur une science, ou des concepts qu'on ne maîtrise pas pleinement ? La fin justifie-t-elle les moyens ? Peut-on impunément jouer avec nos inventions, quitte à décider de changer
L Histoire ?
Passionné par
La Machine à explorer le temps, de
H.G. Wells,
Barjavel en sublime ici le concept et crée - ou du moins, modernise - toute l'imagerie des aventures de voyages temporels : confrontation du héros avec son lui futur, voyages dans des futurs de plus en plus éloignés, intrusion dans le passé, création de paradoxes temporels... le roman, bien qu'assez court, coche toutes les cases avec un plaisir non négligeable.
On suit avec délectation les aventures à travers le temps de Saint-Menoux, de ses expérimentations de voyageur débutant à sa prise de confiance inéluctable, dans le style habituel de
Barjavel, accessible, efficace, au souffle souvent épique, à l'imagination foisonnante, capable tout à la fois de tutoyer le gênant - ce millième siècle ô combien bizarroïde avec son humanité devenue une entité collective aux éléments spécialisés - et le sublime - cette conclusion, aussi géniale que la fin de
Ravage était dérangeante, c'est dire !
Encore une fois avec l'auteur, un très grand moment de lecture qui, s'il n'est pas exempt de défauts, est parvenu à poser les codes de l'un des sous-genres les plus populaires de la SF moderne.
En bref...
Le Voyageur Imprudent est pour toi si... tu veux savoir comment vont se débrouiller tes petits-petits-petits-fillots dans la vie et taper un high-five avec Papy quand il avait ton âge... et si tu aimes les classiques, aussi.
J'ai aimé :
Toutes les cases de l'aventure temporelle sont cochées
La fin, absolument parfaite (et parfaitement complétée a posteriori par l'auteur dans un post-scriptum plutôt sympa)
L'écriture de
Barjavel, quasiment indémodable
J'ai moins aimé :
Le traitement du personnage d'Annette, comme souvent chez l'auteur
Le monde de l'an 100000, un peu extrême dans sa bizarrerie