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Critique de Charybde2


Entrechoquant les motifs authentiques et les clichés déjantés du film d'espionnage, un petit monument hilarant de subversion et de ruse du langage, à savourer en parfum fraise, naturellement.


Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/09/04/note-de-lecture-protag-pierre-barrault/

Avec « Clonck et ses dysfonctionnements » (2018), « L'aide à l'emploi » (2019) et « Catastrophes » (2020) – on concèdera que son premier roman, « Tardigrade » (2016), est d'une nature différente, et explore autre chose -, Pierre Barrault démonte depuis plusieurs années ce qui sépare les motifs et les clichés, en les entrechoquant et en les confrontant au comique de répétition, à l'absurde et à ce que l'on pourrait appeler un comique de dislocation, et démonte ainsi également ce que cette distance entre les deux peut impliquer pour nos vies. Prenant pour cible de ses enquêtes toujours riches en rebondissements certaines formations (comme il y a des formations rocheuses au-dessus de plaques tectoniques) structurantes de nos vies et de nos imaginaires, telles que l'environnement informatico-administratif (et le substrat fort du codage numérique) dans lequel baignent nos cités (« Clock et ses dysfonctionnements »), le nuage d'assistance et de contrôle obsessionnel qui régit notre rapport social au travail (« L'aide à l'emploi »), ou encore de la lecture pré-apocalyptique des événements et coïncidences qui attaque désormais les noyaux familiaux les plus fondamentalement innocents (« Catastrophes »), il démontre à chaque occurrence à quel point, y compris dans des domaines souvent d'abord insoupçonnés, le langage informe nos pensées et nos pratiques, pour le meilleur et pour le pire.

En s'interrogeant, avec ce « Protag », publié en juillet 2022 chez Louise Bottu, sur les constructions et reconstructions qui habitent l'imaginaire invasif du film d'espionnage contemporain, et de la paranoïa obligatoire qu'il introduit subrepticement partout – y compris dans la dérision et le ixième degré -, il nous propose son texte sans doute le plus décisif – et néanmoins le plus foncièrement drôle – à ce jour.

Agent d'un service secret, doté d'un supérieur, de collègues, d'ennemis, de traîtres, de comparses et de sbires, mais aussi de gadgets électroniques, de préférences consuméristes, de tracas bureaucratiques éventuels et de réflexes affûtés par un mode automatique total lorsque nécessaire, Protag doit évidemment beaucoup, dans ses fondations de protagoniste, aux origines littéraires du phénomène. Sans remonter nécessairement à Eric Ambler ou à Graham Greene (et moins encore à Erskine Childers) – on ne saurait trop d'ailleurs conseiller la lecture du fabuleux travail sociologique de Luc Boltanski, « Énigmes et complots : une enquête à propos d'enquêtes » (2012), qui magnifie avec tant de talent, sur ce sujet, l'expérience plus générale de l'historien Carlo Ginzburg -, Jean et Josette Bruce, Ian Fleming, Len Deighton et John le Carré sont là, et bien là. Mais pour exploiter au mieux une logique sous-jacente de labyrinthique mise en cliché, c'est bien entendu du côté des adaptations cinématographiques ou télévisuelles que « Protag » lorgne avec le plus d'insistance, des plus sérieuses – Rupert Davies dans « L'espion qui venait du froid » de Martin Ritt (1965), Alec Guinness dans « La taupe » de John Irvin (1979), Gary Oldman dans celle de Tomas Alfredson (2011), Ian Holm dans le « Game, set and match » de Ken Grieve (1988) ou Matthieu Kassovitz dans le « Bureau des Légendes » d'Éric Rochant (2015-2020) – aux plus excessives – Kerwin Mathews dans les « OSS 117 » d'André Hunnebelle (1963-1968), ou bien sûr Sean Connery, Roger Moore, Timothy Dalton, Pierce Brosnan et Daniel Craig dans les innombrables « James Bond » produits entre 1962 et 2021 -, en passant naturellement par les plus franchement parodiques – Jean-Paul Belmondo dans « le Magnifique » de Philippe de Broca (1973), Jean Dujardin dans les deux OSS 117 de Michel Hazanivicius, « le Caire nid d'espions » (2006) et « Rio ne répond plus » (2009), ou même Pierre Richard dans « le grand blond avec une chaussure noire » de Yves Robert (1972). Et c'est bien dans la juxtaposition, dans la superposition et dans l'intrication de ces figures désormais tutélaires et de leurs tribulations que se joue leur impact sur nos imaginaires à mettre en boucle.

Comme le souligne très justement Adrien Meignan dans son beau billet pour le webzine Un dernier livre avant la fin du monde (à lire ici), c'est bien dans la technique cachée derrière le décor que s'élabore le sens ultime de cette course en boucles et en options, de cette guerre des reboots (on songera certainement aussi au « La ville fond » de Quentin Leclerc), même si cette technique, loin des instruments ultra-sophistiqués perpétuellement évoqués dans les sources, prend la forme humble mais vitale du photocopieur en panne – ou plus subtilement encore, du photocopieur détraqué. Voué à la production du même pour méticuleusement domestiquer et in fine décourager les tentatives d'échappées imaginaires, c'est lorsqu'il bugge, que les copies deviennent délicatement imparfaites – ou qu'un pixel clignote là où il ne le devrait pas – que le décor se voit renvoyer à son origine, que l'imagination se dessille et que Potemkine devra peut-être laisser la place à Lénine.

Profondément hilarante, « Protag » n'en est pas moins une entreprise résolument subversive, pour peu que l'on suive attentivement ces aventures qui se prennent, volontairement et involontairement, mais toujours somptueusement, les pieds dans les stéréotypes malicieusement accumulés au fil du temps et de la mise en sommeil spectaculaire marchand.

Lien : https://charybde2.wordpress...
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