Tout le monde connait
Peter Pan. Ou tout le monde pense le connaître. En effet, Disney, en a offert une adaptation animée inoubliable de malice en 1953, laquelle a durablement marqué les esprits, au point de faire parfois oublier le
Peter Pan original de Barrie. le "vrai"
Peter Pan est-il si différent? Disons qu'il est plus complexe, et que l'oeuvre entière, si elle est tout autant fantaisiste, est aussi doublée d'une dimension profondément mélancolique, densité évidemment absente du long-métrage animé mais qui fait pourtant tout l'intérêt de l'histoire.
L'auteur, James Barrie, est un dramaturge de la fin du XIXème siècle dont l'enfance a été marquée par le traumatisme : son frère ainé, David, mort jeune, a plongé sa famille dans un deuil inconsolable qui a durablement touché le futur écrivain au point de transparaitre de façon déguisée dans chacune de ses oeuvres. C'est déjà le cas pour la première apparition de son
Peter Pan dans "
Peter Pan dans les Jardins de Kensington" (1902), où le futur héros de l'auteur, alors bébé, fugue du monde des adultes et quitte sa dureté pour rencontrer les fées qui, à Kensignton Gardens, l'emmèneront au Pays Imaginaire. Cette fuite en avant dans l'univers des songes pour mieux draper du pouvoir de la métaphore les affres de l'existence (surtout la mort) reviendra avec la création de la pièce "
Peter Pan, ou l'enfant qui ne voulait pas grandir" (1904), imaginée pour (ou inspirée par?) les enfants de la famille Llewelyn-Davies, avec qui James Barrie avait créé une forte amitié (des événements qui seront repris plus tard dans le certes très idéalisé mais aussi très beau film "Neverland"). Une autre famille profondément marquée par le deuil, mais ceci est une autre histoire.
"
Peter Pan", devenu un roman sous le titre original de "
Peter Pan & Wendy" en 1911; est à redécouvrir dans son texte intégral original pour qui ne l'a pas encore fait. C'est la meilleure façon de cerner ce qu'est un grand classique dans le sens le plus profond du terme, car tous les éléments nécessaires sont réunis : la magie, la poésie, la surprenante psychologie des personnages malgré le lectorat jeunesse visé, et la forte symbolique. Bien plus complexe qu'il ne semble l'être,
Peter Pan incarne en fait l'enfant triste par excellence, qui, pour oublier sa propre tristesse, décide de lui faire revêtir le masque de l'éternelle insouciance. Double spirituel de l'auteur (qui a aussi créé en James Crochet un autre double, mais nous y reviendrons plus tard),
Peter Pan représente la jeunesse dans ce qu'elle a de plus vif, étrange, et insaisissable. A ce titre, James Barrie a su capturer ce qui fait la flamme de l'enfance : la limite entre le rêve et la réalité n'existe pas, chaque frustration est vécue comme la pire des douleurs, et même la mort n'est pas si grave, puisqu'elle est simulée. On vit comme on joue à faire semblant, on meurt comme on joue aux cowboys pirates et aux indiens. Comme un tout petit, Peter n'a pas de mémoire et peut oublier son entourage le plus proche dès que ceux qui le composent n'apparaissent plus à sa vue ; stratagème conscient ou non, il fait partie intégrante de sa nature : en oubliant, Peter ne peut se laisser marquer psychologiquement par quoi que ce soit, ses émotions n'en sont jamais altérées et il reste, comme le dit si bien Barrie, "gai, innocent, et sans coeur".
Peter Pan n'est pas seulement un habitant du Pays Imaginaire : il est le Pays Imaginaire. Sa présence, ses allées et venues conditionnent le fonctionnement de l'île, que James Barrie décrit comme la "carte mentale" qui se cache dans l'imaginaire de chaque enfant, dont elle devient la projection. On y trouve d'autres orphelins qui ne veulent pas grandir (s'ils grandissent, Peter les tue... mais, on fait bien semblant, n'est-ce pas? On ne sait plus, cela parait tellement enfantin!), les fameux "garçons perdus", que leurs nurses ont laissés tomber des landaus et ont oubliés (ne serait-ils pas déjà morts, finalement?), et que l'on retrouve au Neverland sous la forme d'éternels garnements ralliés à la cause de Peter.
Face à Peter, impossible de ne pas évoquer Crochet. Baptisé James, comme l'auteur lui-même, Crochet semble être à Peter ce que le jour est à la nuit, et vice versa. James Crochet serait-il une projection adulte de ce qu'aurait pu devenir Peter ? Rien n'est moins sûr. En tout cas, il représente tout ce que l'éternel enfant déteste : l'âge adulte, la vieillesse et la mort. Mort qui prend la forme du symbolique tic-tac du crocodile qui, rappelons-le, court sans cesse après Crochet. La dualité du pirate et de l'enfant qui ne grandit pas les lie autant qu'elle les oppose, devenant dès lors la clef de voute du Pays Imaginaire. Leur combat semble sans fin, assurant un équilibre à l'île, si bien qu'une fois le capitaine vaincu, Peter se trouve à jouer les deux rôles à la fois, comme pour assurer une sorte de continuum : il investit son bateau, porte sa redingote rouge et tient son index recroquevillé comme un crochet...
Wendy se prête un temps à ce "faire semblant", jouant la mère des enfants perdus et de Peter, telle qu'on s'en souvient même dans les versions les plus simplifiées de l'histoire. On comprend néanmoins très bien, par de nombreux passages d'une prose délicieuse, qu'elle joue autant à la maman qu'à la jeune fille qui rêve d'être courtisée par Peter, et qui aimerait furieusement que là s'arrête le jeu. Wendy y croit jusqu'au bout, essayant d'interroger le garnement sur ses sentiments ou insinuant qu'il aurait une demande à faire à ses parents lorsqu'il ramène les enfant Darling dans leur maison de Bloomsbury. Mais Peter reste Peter, face à une Wendy qui a bien décidé de grandir. C'est pourquoi il continue de revenir, aussi longtemps qu'il s'en souvient, à la fenêtre de la nursery des Darling, pour rencontrer les nombreuses descendantes de Wendy après elle et leur proposer à leur tour d'être sa maman, le temps d'une excursion au Pays Imaginaire (une fin qui insufflera de nombreuses excellentes idées au scénario du film "Hook" de Spielberg puis plus tard au "
Peter Pan 2" de Disney).
On pourrait en écrire des lignes et des lignes, détailler chaque personnage (la mère des enfants Darling, superbement décrite et racontée, la fée Clochette qui appelle à ce que tous les enfants du monde frappent dans leurs mains pour la ramener à la vie), chaque lieu (le repère souterrain des enfants perdus, la chambre d'enfants des Darling où commence l'histoire), chaque étrange symbole de ce conte (l'ombre de Peter, élément fascinants parmi tant d'autres), mais nous conclurons sur la plume magnifique de l'auteur. le traducteur
Michel Laporte, également auteur de romans jeunesse, rend justement honneur à l'écriture de James Barrie : une langue d'une poésie et d'une virtuosité absolument envoutantes où le lecteur est régulièrement pris à partie dans un jeu de dialogues qui rappelle la version théâtrale de l'histoire. Un style facétieux et mélancolique à la fois qui apporte la touche suprême à cette oeuvre de haute volée.
En bref : Véritable coup de coeur, le "
Peter Pan" de James Barrie est un suprême chef d'oeuvre de la littérature de jeunesse qui mérite d'être redécouvert dans son texte intégral pour en apprécier toute la qualité. Tant dans la poésie du style que dans la psychologie des personnages, dans la symbolique de l'histoire que la mélancolie dissimulée dans sa seconde lecture, ce roman reste, plus d'un siècle après sa publication, infiniment précieux.
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