Dans le cadre du Programme des Applications Apollo (AAP), il fut pensé dans la seconde moitié des années 1960 de mettre à profit les expériences du programme Apollo en lui-même et de ses matériaux (dont le célèbre lanceur Saturn V) pour, éventuellement, établir une colonie sur la Lune, envoyer une mission habitée en orbite autour de Vénus, ou encore aller sur Mars. Dans le cadre du AAP, il était prévu d'envoyer des sondes sur Mars pour précéder une mission habitée qui aurait pu avoir lieu dans les années 1980. Ce sous-programme s'intitule Programme
Voyager Mars. Riche en péripéties techniques, technologiques, économiques et politiques, il retrouve chez
Stephen Baxter une certaine résonance.
« Et si le Programme
Voyager Mars n'avait pas été sabordé ? » Telle est la question sur laquelle se base le présent roman, qui oscille entre uchronie et hard science. Uchronie pour plein de raisons : en 1969,
John F. Kennedy n'est pas mort, il a survécu à la tentative d'assassinat au détriment de sa femme. Il n'est pas non plus fringant parce que cloué dans un fauteuil roulant, mais tout de même. Cela dit, c'est bien
Richard Nixon qui est à la présidence des Etats-Unis et Spiro Agnew à la vice-présidence. Ensuite, ce n'est pas Edward « Buzz » Aldrin qui se retrouve à être le deuxième homme à marcher sur la Lune derrière
Neil Armstrong, mais son pendant fictif Joe Muldoon (qui a cela dit l'ego tout aussi surdimensionné). le programme Apollo se termine avec la 14ème mission (contre la 17ème en réalité) mais reprend au début des années 1980 avec la mission Apollo-N qui s'avère être encore plus catastrophique qu'Apollo 13 et surtout, surtout, le
voyage vers Mars se concrétise dans la seconde moitié des années 1980. ISS est réincarnée en Moonlab, soit une station spatiale en orbite autour de la Lune. En pleine guerre froide, voir des astronautes et des cosmonautes, la situation ainsi racontée a des allures de métaphore d'appel à la paix et de réconciliation (parce que à côté de ça, la situation en Iran et en Afghanistan, dans le roman, est la même que celle qu'il y a pu y avoir dans notre réalité à la même époque)
Mais avant de parler d'aller sur notre chère voisine rouge, il convient peut-être d'expliquer le fonctionnement de la NASA, son rapport avec le Congrès américain, le Bureau du Budget, la Maison-Blanche, et sa mécanique au plus haut degré de son administration, là aussi véritable panier de crabes. C'est là qu'il convient de dire que
Voyage est un roman relevant de la hard science. La réponse à la question « Et si… » formulée plus haut tend à être la plus précise possible, la plus réaliste. Ce qui implique qu'une bonne partie des dialogues et des considérations des différents personnages sont parfois incompréhensibles pour peu que l'on ait aucune connaissance en histoire de la conquête spatiale ou en aéronautique. C'est là que le très grand talent de
Stephen Baxter intervient : il rend le tout très digeste et prenant (comme
Kim Stanley Robinson pour sa trilogie de Mars, dont je n'ai chroniqué que le premier volet jusqu'à maintenant). Car malgré les détails techniques, on saisit la direction qu'il prend.
Cette direction, cela dit, est fragmentée. le récit n'est pas linéaire et on reconstitue petit à petit le puzzle global, à savoir : trois astronautes s'en vont vers Mars, mais comment est-on arrivé là ? On fait des sauts dans le temps, des sauts plus ou moins longs. Il faut donc faire un peu de gymnastique cérébrale pour se souvenir de l'état de chaque situation à chaque fois qu'on en laisse une pour une autre. Ca plus le grand nombre de personnages qui ont tous leur importance (sans pour autant que le roman soit choral, m'voyez…), la lecture s'en retrouve largement compliquée.
Encore une fois ça reste très plaisant à lire. Il y a tout de même quelques redondances (à deux reprises, à un intervalle de quelques pages, on nous dit que Fred Haise est CapCom, par exemple, les deux fois avec les mêmes mots, la même tournure de phrase) et, au niveau de la traduction, il y a des approximations et des lourdeurs qui auraient pu passer outre ; je ne vais pas chipoter plus que ça. Quelques scènes sont peu réalistes sur le plan humain, voire inadaptées au support littéraire. Je reste un peu désolé devant cette scène où Natalie, l'une des astronautes et géologue en partance pour Mars, a un rapport sexuel avec son amant, lui aussi astronaute. Il y a des images de Mars au pied du lit ; elle ne pense qu'à ça, n'arrive pas à se focaliser sur le moment de plaisir et se jette dessus à peine l'acte accompli (ou non). C'est une mise en scène qu'on peut retrouver dans un épisode de série télé ou dans un film, aussi cliché soit-elle, mais qui fait très faux sur le papier. Je comprends que
Stephen Baxter veuille nous faire comprendre que son personnage est obsédée par Mars, mais c'est raté, pour le coup, et peu appréciable. Encore une fois, je chipote. Cela dit j'ai franchement eu peur que la psychologie des personnages soit mise au rabais. Et en matière d'écriture, la psychologie d'un personnage ne se résume pas à un unique trait de caractère, à une façon de parler.
Au bout des 510 pages, nous ne sommes toujours pas arrivés sur Mars. Ces 500 pages, c'est une longue introduction haletante, avec une bonne dose d'action à un moment donné (la mission Apollo-N qui part en steak, en 100 fois pire qu'Apollo 13).
Stephen Baxter a fait me cramponner au bouquin durant cette scène où Mission Control tente désespérément de sauver l'équipage. Son écriture s'est retrouvée beaucoup plus dynamique, avec des phrases très courtes, des répétitions, des monologues intérieurs pour plusieurs personnages. Elle a son intérêt, cette scène, elle n'est pas là gratuitement. Elle renvoie à Apollo 1 (l'équipage est brûlé vif sur la rampe de lancement suite à une défaillance électrique) et aux navettes Challenger et Columbia qui explosent respectivement au décollage en 1986 et à la rentrée dans l'atmosphère en 2003. Cette scène, aussi terrible soit-elle, nous met face à la dangerosité de la conquête spatiale, au courage et à la vaillance des hommes et femmes qui travaillent chaque jour dessus. Ces accidents remettent en cause l'intérêt de la conquêtes spatiale pour l'opinion publique, première opposante du budget alloué à ISS. Alors quand on dit qu'on prévoit d'aller sur Mars…