Lire "Oona et Salinger", c'est remonter le temps.
Croiser les ombres de personnages connus (
Truman Capote, Jerry Salinger, Scott Fitzgerald évoqué,
Charlie Chaplin, Eugène O'Neill -un récit édifiant du père d'Oona-,
Ernest Hemingway...), percevoir le pouls qui les animait et que
Frédéric Beigbeder nous transmet au-delà des années.
Pénétrer le "Stork club", s'asseoir à la table six, écouter, regarder trois jeunes "pauvres petites filles riches" :
Gloria Vanderbilt, Carol Marcus et Oona O'Neill dont l'auteur se préoccupe avec attention et affection.
Il la fait voir, entendre, imagine ses reparties de timide adolescente, ses doutes, ses hésitations, sa souffrance de fille abandonnée dont le nom O'Neill est en ces années un titre de gloire et un sujet de curiosité parfois indécente.
Non loin de cette table, un jeune homme ténébreux la voit :
J.D. Salinger.
Au premier regard, l'alchimie a lieu. Une histoire d'amour s'ébauche entre deux taciturnes dont le silence parle plus que les mots.
Histoire qui n'aboutira pas et c'est en cela que le romanesque lui donne ses titres de noblesse.
Frédéric Beigbeder nous en déroule le fil avec bon sens, délicatesse, respect et de multiples réflexions sur cette relation imaginée notamment dans de superbes lettres de Salinger à Oona, lettres fictives puisque l'auteur n'a pu y avoir accès.
L'amour sera encore abordé lors de l'évocation du couple que formeront Oona et
Charlie Chaplin (37 ans de différence). D'autres voies s'ouvrent, la relation amoureuse n'est pas qu'une.
Mais le plus percutant dans ce livre n'est pas uniquement dans cette partie du récit, il l'est surtout dans l'évocation des années quarante et de la deuxième guerre mondiale dont on apprend encore et encore.
Le débarquement à Utah Beach, les dérives, la description de la boucherie occultée de la forêt de Hürtgen en 1944, la libération du camp de Kautering IV près de Dachau, le retour de Salinger au pays (belle analyse), le choc post-traumatique, la culpabilité devant l'intervention tardive des américains, le plongeon de Salinger dans une solitude revendiquée, autant de règlements de compte à
L Histoire que l'on commémore régulièrement sans toutefois en connaître tous les dessous (entre autres, cité dans ce livre, ces films de guerre si propres... trop propres...).
La magnifique rencontre de Salinger et
Hemingway est un régal à lire, à vivre et
Beigbeder s'y entend à nous faire vibrer.
Il écrit ici des pages sublimes sur cette période.
Pages sublimes et effrayantes, pages qui donnent la nausée et la peur de la folie des hommes.
Pages noires lorsque
Frédéric Beigbeder, d'une lucidité impitoyable, attire notre attention sur un XXIe siècle allant vers on ne sait quoi de dramatique, voire une troisième guerre qui résoudrait bien des problèmes... tout se répète...
Quelques lignes aussi sur la jeunesse "mouton", égoïste, candidate parfaite aux dérives montrent un pessimisme digne des auteurs américains qu'il admire tant.
J'aime ces arrêts où l'auteur nous parle, replace les choses, nous rend complices et repart en nous entraînant avec lui, clairement, sans fioritures stylistiques lourdes et inutiles (il s'en moque d'ailleurs délicieusement dans un court pastiche).
Puis le livre bascule sur l'après-guerre et sur le mauvais procès intenté à "Charlot" (la conclusion de
Frédéric Beigbeder est bien envoyée. La bêtise humaine est infinie...)
Le dernier chapitre : oui, pourquoi pas, un peu de l'auteur et le hasard et la coïncidence, etc... apporte un soupçon de légèreté à ce livre magnifique qui, au-delà d'une relation amoureuse contée, ne cache rien ni de l'Histoire, ni de l'Homme, ni des hommes.