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Tout sur le zéro", cette case où vous pouvez toucher 35 fois la mise, est déjà très évocatrice du théâtre des opérations atypiques dépeintes ici par l'auteur : celui du casino où se déroule ce jeu fascinant de la roulette, qui peut selon votre bonne fortune, ou bien vous faire roi et reine quand vous touchez "le jack pot"; ou bien vous asséner le coup de grâce et vous emmener en galère. Eh oui, "les jeux sont faits", trop tard pour faire machine arrière !
Dès lors, devant ce mauvais coup du sort, il n'y a pas trente choix possibles.
Soit vous capitulez et sortez pantelant de ce temple devenu un enfer, et ce,
sans pouvoir crier à la conspiration ; la règle de bienséance de ces lieux feutrés vous y oblige, sous peine de passer pour un vulgaire fauteur de trouble. Soit vous voulez vous refaire, trouver une résurrection avec l'entêtement et le flair qui vous caractérise, pour enfin toucher le ciel en pièces sonnantes et trébuchantes. Vous allez donc de nouveau résolument livrer bataille, "faire le casse du siècle" et enfin pouvoir en héros savourer cette heure de gloire tant rêvée et méritée.
Un roman atypique donc, puisqu'il porte sur LA passion du jeu, et non sur les passions, celle du jeu et de l'amour, comme c'est par contre la cas du livre "Le joueur" de Dostoïevsky -, si je puis me permettre ce point de comparaison-, où ces deux passions sont puissamment liées, l'amour d'une femme nourrissant en continu l'amour du jeu.
Ici, en l'occurrence, le romanesque est aussi bien présent, car après tout le casino est aussi un lieu de rencontres, d'intrigues et d'amourettes. Mais c'est dans des chapitres séparés que l 'auteur dresse le portrait de ce peuple finalement assez bigarré animé par la fringale du jeu . Il le fait avec finesse et empathie, mais sans jamais pour autant verser dans l'apologie du jeu !.. Pas simple, tout de même ! !
Toutefois, au-delà du récit des faits sociaux bien observés qui s'y trament, c'est le style d'écriture sciemment choisi par
Pierre Bordage, qui en fait aussi et surtout, une livre très particulier. Ce livre est en effet le lit d'un fleuve en furie ! Cela jaillit aux yeux dès les premières lignes. En effet, dans chaque chapitre successif, l'auteur a délibérément choisi de n'y faire figurer ni point, ni point virgule. le texte n'est donc qu'un "scatatto" de phrases courtes, qui s'enchaînent donc à vive allure, entrecoupées seulement par des virgules.
C'est là tout l'art de la judicieuse mise en scène de l'auteur qui réussit ainsi avec brio, à mettre en évidence la frénésie, et donc l'avidité avec lesquelles ces "chercheurs d'or" gavent encore et encore la bête, pour jouer leur va-tout sur ce numéro porte-bonheur qui va leur faire enfin décrocher la lune.
A ce propos, à l'égard de leurs proches, la capacité de camouflage de leur double vie, liée à cette passion qui les dévore, est également décrite avec justesse par l'auteur.
Ces phrases courtes visent en même temps à faire ressentir au lecteur à la fois le « maëlstrom » du cycle infernal dans lequel sont emportés ces « chercheurs d'or », mais aussi les saccades des convulsions qu'ils doivent encaisser.
Car dans ce fleuve en furie, non seulement les pépites ne sont pas faciles à trouver, mais la cascade finale ne se finit pas toujours loin de là, en apothéose.
Certains s'y noient même « corps et biens » . Animés pas le besoin de faire sauter les limites du « toujours raisonnable », ils se laissent en effet sombrer encore et encore, dans la folie du surendettement, se retrouvant brutalement au bord de l'abîme et chargés qui plus est, du fardeau du déshonneur et de la honte de soi.
C'est le cas plus particulièrement de ces gens plus modestes, ou même carrément en détresse, qui avec la même faim animale, jette encore et encore leurs maigres économies sur le tapis vert. Car, après tout, quand une bête fauve est acculée, elle sort les dents..
Remarquons à ce propos avec quelle délicatesse là encore, l'auteur conte le sort de ces naufragés (ce terme n'apparaît nulle part dans le texte) : non seulement l'auteur évite ainsi soigneusement non seulement le pathos larmoyant, mais vous ne trouverez nulle part non plus, le moindre jugement moralisateur ! .
Car après tout, à lire cet auteur, QUI ?.., oui QUI ?? décide du sort de ces joueurs, si ce n'est la froide logique toute mécanique de l'aléatoire !
C'est d'ailleurs pourquoi, très habilement,
Pierre Bordage ne fait jamais parler le joueur à la première personne : le « je» n'apparaît nulle part, là où le roman russe qui s'apparente à une sorte de confession, l'utilise continûment.
Ici, l'auteur donne donc le premier rôle à part entière... à la boule cahotante de la roulette : c'est la roulette qui saute, sursaute, et roule à vive allure dans le vortex et devient hors de contrôle . Vous croyez avoir pris possession des lieux, mais c'est en fait, la boule qui a pris possession de vous , en vous retournant le cerveau, comme çà, plof !..., machinalement donc, L'attaque est alors fulminante, vous êtes « mort ».
La responsabilité n'est donc tout bêtement que mécanique, et seulement tout bonnement liée à la froide logique du hasard. Quelle habileté là encore.
A ce propos, cette chorégraphie de la frénétique boule , - dont le cours peut être jouissif mais aussi très violent-, est très bien mise en valeur par cette pulsation de la phrase courte, celle de la boule rebondissante qui habite fiévreusement le roman.
Une performance de l'auteur , mais qui enlève peut-être, un peu tout de même, du caractère mélodramatique de la secousse psychique et physique ressentie par le joueur si celui-ci avait eu la parole. Je ne sais..
Au final, une lecture « spectacle » je dirais , divertissante donc , mais une saine lecture également à l'heure de la privatisation de la Française des Jeux, censée « être « utile à tous », à entendre le discours de ses promoteurs. Vous voulez vous aussi vous amuser au jeu de la « ruée vers l'or » ?.. Mais êtes-vous bien sûr de détenir la bonne combinaison de la clé du coffre ? ..