Si le roman ne démarrait pas le 22.01.07, jour de la mort de l'
Abbé Pierre, bien malin à mon sens, le lecteur qui aurait su le dater. Car en pays huguenot, dans la terre protestante des Cévennes rien n'a changé depuis des siècles, depuis que Louis XIV a ordonné à ses sbires d'exterminer les camisards, jusqu'aux enfants. C'est certainement une des raisons expliquant la méfiance des autochtones, cette souffrance atavique, comme un caractère génétique surnuméraire. Ceux qui connaissent les Cévennes savent à quel point de nos jours, la guerre de religions qui a opposé les catholiques et les protestants, imprègne encore la mémoire collective.
Gus est forgé par l'histoire de cette âpre région. Il vit depuis plus de cinquante hivers aux Doges, célibataire, ses parents sont décédés tragiquement, et certains au village prétendent que s'il parle plus volontiers aux animaux qu'aux hommes, c'est en raison d'un retard à l'allumage lors de sa naissance. Il a bien un voisin, Abel, plus âgé de 20 ans. Leurs parents ont été fâchés pour des motifs obscurs, puis les deux hommes restés seuls ont trouvé un arrangement de fortune face aux difficultés d'exploitation de leurs fermes : ils s'entraident pour les travaux les plus durs, achètent du matériel en commun, nécessité fait loi, et quand ils se rencontrent, c'est pour lever le coude ensemble autour de litres de piquette locale en échangeant trois phrases toujours prudentes, quatre dans les bons jours.
Le temps passe au rythme des saisons, chaque journée semblable à la précédente. Gus s'occupe de ses vaches, rafistole des clôtures. Il ne sort pas sans son fusil, on ne sait jamais quand une grive, ou un visiteur indésirable va surgir. Il pêche des truites, connait les meilleurs coins à cèpes. Mais un jour, entre la mort et les funérailles de l'
Abbé Pierre, un indélicat flocon de neige enraye les rouages de la vie immuablement réglée des deux ermites.
Franck Bouysse restitue avec une vérité hurlante les infimes gestes, les paroles rares, qui font la rude spécificité de cette région austère. Comme la majorité de ses lecteurs, j'ai beaucoup apprécié ce roman, petit par son nombre de pages, mais grand par sa puissance évocatrice et la force humaine de son histoire. J'ai éprouvé un pincement au coeur en pensant à cette région si proche de chez moi, où les noms de famille s'éteignent faute de descendants, où les fermes tombent en ruine faute d'exploitants, où sur certains causses on traverse des « villages morts », où les châtaigneraies dégénèrent faute de soins, où les ruisseaux issus de mille sources disparaissent faute d'entretien. Frank Bouysse dresse aussi le constat mélancolique de l'inéluctable désertification d'un territoire.