John Burnside débuta sa carrière littéraire et fut reconnu d'abord en tant que poète, ayant reçu à ce titre plusieurs récompenses dont notamment le très prestigieux Forward Poetry Prizes, en 2011. Une dizaine d'années après la publication de son premier recueil de poésies, l'auteur écossais s'était attelé à l'écriture d'un premier roman, «
La Maison Muette», publié en 1997 et accueilli très favorablement par le public et la critique.
Écrit en 2011, dernier des quatre romans de Burnside édités à ce jour en France (Métailié, 2014), L'ÉTÉ DES NOYÉS reste une oeuvre très fortement marquée par cette empreinte poétique, et par une atmosphère éthérée excluant assez rapidement toute velléité de la part de l'auteur à vouloir nous proposer un thriller policier classique, tel que l'intrigue principale, voire le titre, très «polar», auraient pu laisser croire...
Car même si des noyades et des disparations en série vont se produire, un été, dans une île norvégienne reculée, située à l'orée du cercle polaire, il ne faut pas se méprendre : il ne s'agit pas d'un thriller nordique de plus! En ouvrant L'ÉTÉ DES NOYÉS, nous abordons une lecture plutôt «blanche phosphorescent» que « noire » à proprement parler, et dans laquelle, au lieu de «chercher la femme» il serait plus judicieux de chercher «la huldra», où les morts par noyades et les disparitions manqueront non seulement d'indices et de mobiles solides, mais parfois même de réelle certitude quant à leur véritable occurrence…
C'est dans cette l'île, Kvaløya, qu'Angelika Rossdal, artiste-peintre norvégienne internationalement réputée, était venue s'installer quelques années auparavant avec sa fille unique Liv. Mère et fille, dyade fusionnelle qui ne dit pas son nom, y vivent en une sorte de réclusion volontaire à laquelle toutes les deux s'accrochent farouchement, dans une maison norvégienne traditionnelle en bois, isolée dans la prairie, face à la mer. C'est par la voix de la fille, âgée de 18 ans à l'époque de faits, à travers notamment ses souvenirs dix ans après ces derniers, que les étranges évènements de «
l'été des noyés» seront évoqués. Que s'était-il passé exactement dans cette île boréale en marge du monde, en cette période particulière de Midnattsol durant laquelle le temps se déroule «au ralenti», paraît «coagulé», où les nuits ressemblent tout au plus «à un crépuscule immobile d'un blanc argenté qui rend spectrales toutes choses» et où «le moindre brin d'herbe, la moindre tige de fleurs sont caressés d'une lumière mercurique» ?
Un temps étrange, insomniaque, tout à fait propice à ce que, derrière la surface perceptible du monde, des trouées infimes se creusent dans le bouclier qui nous protège habituellement contre l'irruption de l'irrationnel et du surnaturel… Interminable nuit blanche durant laquelle d' «infimes poches d'apocalypse dans l'étoffe de la réalité » semblent se tenir «prêtes à crever et à se répandre sur nous, de même que le premier souffle d'une tempête fond sur le rameur en haute mer», où les personnages des vieux contes et légendes nordiques sont de sortie dans l'imaginaire de ses habitants éprouvés par de longues veillées insomniaques : revenants, spectres, «guetteurs» de l'horizon, elfes , ou encore cette «huldra» sortant de terre ou de mer sous la forme d'une femme terriblement belle, habillée d'une robe rouge, séduisant les hommes qu'elle croise sur son passage avant de se transformer en un hideux troll à queue de vache et de les faire disparaitre…
Dans L'ÉTÉ DES NOYÉS, le véritable tour de force de l'auteur consiste, à mon sens, à réussir, d'une part à nous plonger dans une intrigue située, comme on dit habituellement, «aux frontières du réel», tout en évitant le piège trop facile qui consisterait à y injecter du «fantastique» pur et simple, dans un cadre et un environnement à la base propices, «fantasmagoriques» à souhait ; d'autre part, à nous embarquer dans un faux-polar et arriver à maintenir la curiosité et l'adhésion fictionnelle du lecteur dans une délicate zone intermédiaire entre phénomènes naturels et surnaturels à l'origine des faits, entre perception et illusion des acteurs et témoins directement impliqués, sans recourir non plus, à aucun moment, aux artifices d'un sous-genre à la mode dans le roman noir contemporain, farci d'arguments pseudoscientifiques ou paranormaux. Chez
John Burnside, la psychologie épouse subtilement la poésie, suscitant chez le lecteur cette familière sensation d'étrangeté (« das unheilmliche » ) dont on a tous eu vent à un moment ou à un autre, ou que nous-même avons déjà personnellement expérimentée, tel ce sentiment passager, aussi indéfinissable que rétif parfois à tout examen objectif, d'être regardé, observé par quelqu'un ( «un espion de Dieu» ?) ; ces confusions momentanées, mais quelquefois drôlement persistantes, entre une scène rêvée et un évènement s'étant effectivement produit dans la réalité ; l'illusion d'optique ou ces leurres sensoriels auxquels on ne peut pas s'empêcher d'accoler immédiatement une représentation mentale; certaines coïncidences significatives et inexplicables, ou enfin tout simplement ce frisson provoqué par une image ancienne sur laquelle on serait tombés par hasard dans une revue ou face au détail insolite d'un paysage, mis en évidence par la tombée du soir…
« Parce qu'il y a deux façons de regarder le monde, et deux manières de voir. La première est celle que nous apprenons depuis notre petite enfance, la façon de voir ce que nous sommes censés voir, la construction du consensus d'un monde en cherchant du regard, et en trouvant, ce qu'on nous a toujours dit que nous trouverions là. Mais il en existe une autre – et c'est celle que je recherche. La façon dont nous voyons lorsque nous sortons seuls dans le monde, comme un garçon qui s'en va dans les champs ou le long de la grève , dans un vieux conte (…) dès qu'il quitte la sécurité de la ferme ou la salle de classe du village, tout change (…) quelque chose s'immisce à la lisière de son champ visuel le laissant seul face à un monde trop étrange que la ferme et la classe du village travaillent dur à dissimuler».
L'ÉTÉ DES NOYES berce doucement le lecteur dans un va-et-vient constant entre ces deux bordures du monde. Dans un entre-deux où rêve éveillé et réalité s'entremêlent furtivement, s'accommodent harmonieusement, l'auteur écossais nous offre un mélange hypnagogique savamment concocté, grâce non seulement à la dimension poétique et onirique omniprésente dans le propos et dans le champ lexical élu, mais aussi aux nombreuses références - implicites ou explicites- artistiques et esthétiques (la peinture de Chardin, l'oeuvre de l'artiste norvégien Sohlberg, T.S. Elliot,
Lewis Carroll…) ou encore contemplatives et philosophiques (les méditations de Pascal, le besoin de solitude, le désir de «se détourner de l'agitation du monde », de vivre en autarcie et de «se refuser l'image de soi-même telle que les autres nous imputent»…), créant une synergie parfaite entre la nature énigmatique, la psychologie profonde des personnages venus trouver refuge dans ce lieu spectral, et l'atmosphère somnambulique qui s'en dégage.
Succession de coïncidences tragiques? Suicides prévisibles et disparitions orchestrées? Irruption du surnaturel ? Visions d'une adolescente solitaire, au profil atypique et quelque peu border-line?
John Burnside, lui, préfère se cantonner à nous fournir -à nous lecteurs soucieux (à priori) de savoir exactement où chaque chose se trouve- , des éléments suffisants pour nous permettre d'intégrer à notre démarche coutumière -comme Liv elle-même tente d'apporter dix ans après le mystérieux été « des noyés »- un certain soin à chercher en même temps «à cartographier l'invisible».