Comme la critique et la société françaises trouvèrent en
Voyage au bout de la nuit, publié en 1932, une dénonciation éloquente de l'absurdité triviale de la
guerre en un style inédit dont la verve familière et pittoresque correspondait aux moeurs victorieuses, pacifistes et aspirant au désabusement des violences ; comme Céline raconta alors, même de façon romancée, une partie de ses faits d'armes, induisant une forme « d'héroïsme ordinaire » de ceux qui, n'ayant pourtant guère pris d'initiative et qui furent incapable d'anticiper la réalité d'un champ de bataille, eurent cependant motif à se fonder les protagonistes d'un récit d'au moins quatre cents pages ; comme la France entière, ainsi que c'est de coutume après un conflit, voulait se fabriquer une sagesse et un salut, du moins sous la forme d'une bonne conscience, en laissant admettre, à travers les oeuvres qu'elle plébiscitait, qu'elle avait tiré les leçons de « l'horreur » et de « l'inhumain » (le Français au juste ne s'édifie de rien, ni de faits, ni d'événements, ni d'aucun traumatisme, sa vie mentale se fonde sur des préconceptions que les faits, auxquels il réagit en conformité, n'ont pour intérêt que de vérifier (les
guerres mondiales à ce titre et comme je l'ai expliqué dans mon article « La Complaisance précède l'Inexpérience » n'ont toujours été pour l'homme ordinaire qu'un prétexte à asseoir ses « convictions »)) –,
Voyage au bout de la nuit fut donc primé, obtint le Renaudot et manqua de peu le Goncourt (c'est
Les loups qui recevra le Goncourt,
Les loups de… de
Guy Mazeline : le Renaudot une fois encore sera lot de consolation parce que ces jurys s'entendent pour qu'aucun éditeur ne soit en reste.) On érigea soudain Céline en chantre des désillusions provoquées par la
guerre, atteignant une portée universelle en un message révélant, forme et fond, la corruption morale qu'elle engendre ; il devint, ce splendide amateur d'argots étrangement fluides et colorés, le peuple, tout le peuple français victime des violences dont il ne peut rien, dont il faut qu'il ne puisse rien, et qui le transcendent sauvagement comme quelque châtiment divin, ce peuple contraint « malgré lui » de s'adapter aux perfidies insolentes, aux vilenies écrasantes et surhumaines, d'un monde exerçant sur l'individu une pression hors de mesure, tendant à déformer ses bons esprits chaleureux de pure candeur, ce peuple français par défaut si juste, si héritier de la conception Rousseauiste de l'honnête homme perverti par les aléas de la société (comme le Français a fantasmé, par profit personnelle, sur cette mièvrerie !). On remarqua évidemment l'originalité dont Céline abîmait le hiératisme classique du phrasé, construisant la savante bouillie interrompue et exclamative qui le caractérise, l'enchevêtrement vigoureux et mâle, interjectif et populacier, de la parole simple et blasée, style et mentalité sans « rehausse », dont la littérarité soignée se situe dans la sélection de cadences contraires aux affectations et aux préciosités jusqu'alors de l'écrit, et qui, je trouve, n'est pas sans évoquer par exemple l'intention des Camus ses successeurs estimant en gros que
le style ne doit pas être une parure pour masquer des idées roguement normales, comme dans L'étranger. On imputa cette forme abaissée à un choix de tournures propres à rendre l'évocation des combats et des actions les plus absurdes et exténués ; la critique sans nul doute s'épancha sur toutes ces raisons, trouvant une représentation et un interprète à ses volontés d'estime-de-soi – qu'on voie comme la littérature « nationale », toutes oeuvres censées caractériser un pays et un peuple, sont faillies, bardées de figures imposées, noyées d'imageries et de préjugés, et ne disent rien en vérité des nations qu'elles sont supposées représenter, sinon leur penchant unanime à se situer et à se voir au-delà de ce qu'elles valent – ; et l'on dut voir simultanément à l'occasion de cette parution : un héros, un récit national, une morale respectée, un style y contribuant ; toutes les conditions étaient remplies pour la célébration patriote. C'est ce qu'il faut en effet, ce gros prisme banal et superficiel, pour susciter l'engouement des foules ainsi que des observateurs aspirant surtout, pour plaire, pour la « réclame » à ne pas les contredire – c'était un malentendu bien sûr, on ne savait déjà plus la Critique en 32 – ; on voua donc à Céline le respect et l'admiration, la Patrie reconnaissante, Panthéon d'estime, héraut du Peuple, et l'auteur, là-dessus eut la naïveté de croire que c'était pour son oeuvre et son oeuvre uniquement, pour sa littérarité, qu'ainsi on le récompensait.
Or, 1936 crée soudain un trouble dans tout ce petit ordre propret de certitudes. Céline, dans
Mort à crédit où il dépeint son enfance-désastre, révèle, avec une brusquerie de paradigme qu'il ignore, que ce n'est point la
guerre qui a forgé son style si marqué et idiosyncratique, cette accumulation de dégradations formelles quoique agencées avec exactitude, mais la bassesse de la société française, de la société normale dont celle du lecteur, à travers notamment ses parents minables, tristement représentatifs de la misère banale, et l'injustice d'une mentalité au moins parisienne, sinon largement française, hypocrite, sinistre, annihilant la puissance, confite dans les préjugés et les excuses de ses insuccès, et où les apparences sont toujours des leurres faciles dégoûtants, constituant la totalité du rapport à l'éthique : une morale consistant à se conformer, à faire « ce qu'il faut » c'est-à-dire ce qu'on a antérieurement institué comme le bien contre le mal. Et voici Céline devenu non seulement un homme qui déteste son père et sa mère, qui ose les ridiculiser dans leurs « souffrances », qui ne les plaint que pour les agonir – et ça « ne se fait pas » – mais qui nourrit foncièrement de la haine pour tout ce qui l'a déformé, s'est moqué de lui, l'a trompé, et qui promène partout et depuis longtemps un esprit de paresse et de duperie en réaction au souci qu'on transposa en lui d'un respect de l'image du « bon garçon » et du « bon fils » (être poli, être propre, être bien intentionné, réussir dans des études ineptes, obéir sagement à des autorités abusives, en somme : bien « représenter »). On découvre, au lieu d'une graine de soldat rigoureux et vaillant, un enfant de maison de correction, auteur d'atteintes de toutes sortes, escroqueries, abus sexuels, violences, sans le commencement normal d'un idéal. Céline n'est pas un héros, découvre-t-on, c'est le contraire, un anti-héros confessé et caractérisé, un être inquiétant, sans solidarité, pas du tout « populaire » comme on croyait, un homme vile qui conspue le citoyen simple ; on le réprouve, il manque soudain de compassion, car sans doute nombre de Français se reconnaissent-ils dans les malheurs affectés qu'il humilie, dans le goût de la plainte et de la rumeur, et sa manière d'écrire, aperçoit-on, n'est point la conséquence d'un traumatisme ni l'effet dirigé de la peinture d'un drame exceptionnel comme la première
guerre mondiale mais l'enracinement d'une « perversité », d'une distance « inhumaine » au regard de la cohésion des concitoyens. On ne doit pas décrire la société française avec la brutalité dont on reproche la
guerre ; il ne faut pas que le citoyen intérieur soit mis au niveau des abjections nécessairement issues de l'extérieur : ce n'est pas « national », pas « patriotique », on réfuse la gloire à une couleur si antithétique à valorier le Contemporain. On commence à comprendre que le Renaudot, si « consolation » fut-il, a été une erreur d'appréciation qu'il vaudrait mieux occulter pour ne pas s'en sentir le déshonneur, pour ne point même devoir s'en justifier la faute. C'est qu'on n'a certes pas jugé Voyage pour ce qu'il était mais pour ce qu'on voulut y voir – naufrage critique élémentaire : le contresens – ; on ne l'a pas lu, on ne l'a pas élu, on l'a « délu », c'était délire. Les critiques expriment alors leurs réserves curieuses, inattendues, incohérentes, sur
Mort à crédit, eux qui avaient tant loué Voyage, et les écrivains, lâches, embarrassés, surtout désireux de complaire, se taisent ou ne parlent qu'à demi, dissimulent manifestement une gêne, pusillanimité et velléité toutes significatives : les auteurs depuis au moins trente ans déjà n'ont art ni caractère, et, dépendant des éditeurs qui les rançonnent, se contentent de vendre. Céline lui-même, interdit, désemparé, cherchant un « crédit » justement, ne sait pas ce qu'il se passe, ne comprend pas où son oeuvre a failli. Quatre ans pour réaliser un ouvrage au style proche du premier qui a tant plu, perfectionné même, parachevé dans cette verve unique, sur le premier qu'on représenta une sorte de gloire nationale, ce dernier, là, comporte davantage d'innovation et de personnalité, il est l'approfondissement de cette forme si particulièrement travaillée et désenchantée et qui suscita tant d'engouement, c'est quasiment une oeuvre sur commande qu'il a fournie à la France… et le silence, obstiné, sourd, sans justifications ou bien aux prétextes si malhonnêtes, malgré, certes, un certain succès d'estime ! L'auteur s'interroge, désorienté, en proie à un certain vertige moral face à l'ingratitude, parce qu'il est longtemps impensable pour un génie de penser qu'il existe une unanimité pour s'attacher à des valeurs superficielles. Et je crois qu'il a saisi peu à peu, qu'il a su à qui il avait à faire, qu'il a deviné au moins en partie le malentendu qui l'avait initialement fait couronner.
Chez lui, la réalité humaine est désespérante, toujours entachée de vices de toutes sortes, de compromissions, d'étalages de vertus – il savait cela : pourquoi en avoir excepté le monde des livres ? – ; c'est l'aire au pseudo-soi. Les plaintes même qu'on entend sont des abaissements et des prétextes, des mensonges, des arrangements, des travestissements, les gens sont fichus, impardonnables, incorrigibles, et ils méritent la grossièreté qu'on leur rend – que
Mort à crédit leur rend. Cette orientation appliquée à la
guerre c'est-à-dire à une chose générale et facile à départir de soi était vue comme un « humanisme débordant » et une « lucidité éloquente », mais retournée contre le Français, c'est un « pessimisme râleur » et un « déversement de rancune », la preuve, c'est que Céline est un enfant, déjà, qui « n'aimait pas ses parents » ! On l'admirait au ton juste qu'il avait su trouver pour parler de la
guerre, mais on lui en veut alors de la justesse qu'il emploie pour parler de ses Contemporains : il était méchant pour la
guerre et c'était bien, il est méchant pour le Français et c'est mal. Il n'avait pas d'affection à la
guerre, cela s'entend et c'est même « moral » (tout à coup, le Français le plus naguère patriote se découvre une aversion pour la bataille ; passons), mais qu'il n'avait pas d'affection en-dehors de la
guerre, et, pire, qu'il n'en avait déjà pas avant la
guerre au point qu'on ait cru que c'était la
guerre qui avait servi à façonner ce langage si terrible et si noir, c'est impardonnable, une cruauté animale, une férocité contre nature, d'autant plus pénible que sa révélation signale la lacune de jugement des foule et qu'on transforme avec opportunisme en blâme comme si Céline était à l'origine d'une ruse ou d'une duplicité. Il ne faudrait dire la vérité dure, et crue, et désobligeante, que sur les choses, jamais sur les êtres ou, à la rigueur, sur les êtres « ennemis ».
Les imbéciles prétendront qu'on a pressenti chez Céline l'antisémite, qu'un nihilisme est patent chez cet observateur pour qui l'homme présent ne respecte nulle valeur et ne dispose que d'un idéal vain d'apparat, qui fit en somme la remarque indirecte que toutes les vertus sont prétendues plutôt qu'effectives, et ce sont de ces imbéciles à tiroirs vides que Céline dénonce, de ces opportunistes qui croient toujours, avec l'instinct ou l'intuition, avoir eu raison jusqu'en leurs torts, parce qu'il leur est important de posséder sans réflexion le « sentiment inné du bien » et qu'il faut que ce « soupçon juste », inscrit en eux, l'ait emporté sur leur absence d'arguments. Or, seulement cinq passages très courts de
Mort à crédit évoquent les Juifs sur plus de six cents pages, trois avec assez de neutralité pour ne faire environ que désigner des commerçants, deux pour montrer combien ridicule et fallacieux était son père de s'en prendre notamment à eux à la moindre déconvenue ; qu'on mesure bien posément qui ces extraits accusent, on verra qu'il ne s'agit pas déjà de conspuer quelconque minorité : « Il se voyait persécuté par un carnaval de monstres… Il déconnait à pleine bourre… Il en avait pour tous les goûts… Des juifs… des intrigants… les Arrivistes… Et puis surtout des Francs-Maçons… Je ne sais pas ce qu'ils venaient faire par là… Il traquait partout des dadas… » (page 158) « Mon père, il se causait tout seul. Il s'en allait au monologue. Il vitupérait, il arrêtait pas… Tout le bataclan des maléfices… le Destin… Les Juifs… La Poisse… L'Exposition… La Providence… les Francs-Maçons… » (page 196) – ce n'est tout de même pas encore un éloge des Juifs, certes, mais c'est indéniablement, ainsi exprimé, à leur défense : on discernera généralement que tout ce que croit et pense ce père consiste pour le fils en simulacres et en idioties. Par ailleurs, si Céline, avec sa gouaille railleuse et vérace, avait souhaité exprimer de l'antisémitisme, je ne vois pas ici ce qui l'aurait retenu, il n'était pas des ces âmes délicates et pudiques à s'empêcher par décence d'en parler puisque par exemple toutes ses visions de femmes, d'hommes et d'enfants sont entachées de vices et d'accusations au moins en actes (il n'y a peut-être que deux ou trois personnages « à sauver » dans ce roman).
Bagatelles pour un massacre est pourtant bien de 1937, cependant il faut plutôt tâcher de comprendre comment un auteur qui n'était pas antisémite jusqu'en 1936 l'a pu devenir avec tant d'acharnement en si peu de temps – c'est sur cette observation que je tiens indéniable qu'on doit cesser de révoquer d'autorité le talent de Céline, ou alors il faut estimer par exemple qu'un auteur, parce qu'il est devenu sénile vers la fin de sa vie, a toujours écrit une littérature de déficient mental ; or, c'est certainement, cet antisémitisme postérieur, ce que j'avais expliqué dans mon article « Comme la foule ignare rend misanthrope et choquant », à savoir un mécanisme psychologique né du ressentiment lié à une injustice, une réaction au mépris inattendu et collectif et un rejet de toute morale après la brutale et ingrate solitude où il fut contraint et résigné, un goût acide de déplaire à des foules devenues, au jugement constant et distancié de l'artiste méjugé, si déplaisantes et si viles, de se distinguer, soi, par leur propre déplaisir signe de fadeur et d'inconsistance. Contre l'excès d'une criante turpitude on réplique quelquefois par une turpitude excessivement contraire ; j'ai encore, moi aussi, la méfiance de considérer que toute idée populaire et répandue est, par défaut, probablement fausse.
Vraiment, à focaliser sur le mal moral que Céline a pu exprimer par la suite et qui n'est pas réfutable – c'était un répertoire de préjugés exacerbés d'une prose faite exprès pour l'excès, et presque, dirais-je, un exercice de style plutôt qu'une conviction ou qu'une volonté d'action (Péguy écrira justement que les antisémites ne connaissent pas les Juifs : ce ne sont pas les Juifs que les antisémites combattent en général, c'est une idée, un concept de nature morale, derrière laquelle ils enferment les Juifs et que les Juifs ne représentent pas réellement mais en imagerie), on phagocyte le mal qu'il avait initialement reçu des moeurs de son pays et qui se renouvela à l'occasion de cette sortie littéraire, toute l'horreur intolérable de son milieu familial, les colères infâmantes de son père, la médiocrité de sa mère éclopée, les trahisons médiocres, répétées, graves et même pas audacieuses dont on affligea son parcours par pur profit, le lot d'invectives poisseuses, tacites ou hurlées, qui le rendirent amer et l'abîmèrent dans une humeur enfermée, fataliste, de bon-à-rien accusé, intériorisé et irrémédiable. C'est surtout la société française des apparences, politesses intéressées, idéalismes faux, bonnes consciences, hiérarchies d'autorité, crasse intellectuelle, rancunes rentrées, mauvais coups à prétextes, draperies de dignité feinte, et surtout crainte si omniprésente de la rumeur et des postures avantageuses, tout ce long fatras incalculable des atours d'ignorants pour se donner au moins la forme d'une faculté à s'inscrire dans des conventions sociales, l'impression d'une intelligence à s'assimiler à un ensemble de règles données même irréfléchies, atours superficiels qui finissent pourtant par paraître des insignes de l'esprit et de l'éthique, qui se solda par un état d'esprit objectivement dur et négatif, par un « pessimisme » que justifia ses environnements et leurs actions, et par une appréhension logique et statistique que tout lui advenait nécessairement avec mesquinerie et petitesse. Ce bain répugnant, morne, puant de naphtaline décorative et de bile retenue, souilla essentiellement Céline en sa jeunesse et malgré la réitération des tentatives, franchissant à force le bénéfice-du-doute, s'installant en système social, jusqu'au point de détresse psychiatrique qu'on lit dans le récit, notamment jusqu'à l'aphasie et l'aboulie : pendant une année si l'on en croit l'auteur (il y a eu quelques « arrangements » dans l'autobiographie, pas beaucoup à ce que j'ai lu, rien que des inversions chronologiques et des altérations de noms propres), Céline, vers quinze ans lors de son internat en Angleterre, refusa de prononcer un mot, pas un seul ou presque et même en Français, tant le dégoût l'avait saisi au bilan de toute la fausseté que sert continuellement la parole, comme un immense mépris de ce qu'en l'incitant à parler on voulait le ranger dans le monde scabreux de ces haïssables « honnêtes gens » qu'il avait sans conteste décelés atroces et nauséabonds ; et quand après un énième échec auprès d'un maître arnaqueur qui se suicide, son bon oncle chez qui il s'est réfugié lui demande ce qu'il veut faire, alors ce qui lui vient, comme une obsession désespérée, c'est de s'engager, dit-il en pleurant quand même, c'est l'armée au mépris de son existence inutile, c'est ne plus voir toute cette « civilité » répugnante dont il sait qu'il n'y a rien à tirer, il lui paraît q
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