ISBN : 9782070367764
Encore un roman célinien, c'est-à-dire un roman dont les fondations plongent au sein de la réalité la plus solide, avec un Céline redevenu médecin à Meudon après les années d'exil et de poison, un médecin qui, le plus souvent, soigne les pauvres et gagne très peu, voire rien du tout, un Céline que viennent visiter aussi quelques "curieux" genre M. Perrichon, qui se délectent à observer dans sa déchéance cet Himalaya de l'écriture, cet OVNI de la Littérature française - et mondiale. Cela nous vaut l'inénarrable anecdote où un Céline impavide - qui a emprunté un Pachon, appareil destiné à prendre la tension artérielle - assure à ces patients sournois et venus là pour le juger et se gausser de ses malheurs que leur tension personnelle n'est pas loin de friser les 25 ! Evidemment, ajoute-t-il, toujours aussi professionnel et aimable, s'ils acceptaient de s'abonner à un autre régime alimentaire - le marché noir fait encore recette ... Départ en fanfare des clients furieux, non pas de friser les 25 de tension mais à l'idée qu'on puisse leur supprimer ce à quoi ils tiennent le plus : la bouffe et la gnôle ! ...
Céline, lui, s'amuse. Méchamment - et même très méchamment - mais c'est la seule façon qu'il lui reste pour l'instant de protester contre ces visiteurs indésirables - et puis, après tout, ne jouent-ils pas, ces imbéciles, aux agents provocateurs ? D'ailleurs, il ne s'en prend pas qu'à ses malades, réels ou imaginaires. Bien sûr, il nous évoque sa haine contre ceux qui ont saccagé et pillé sont appartement d'avant-guerre et vendu ses meubles à l'encan quand encore ils ne les ont pas brûlés. Il raille, avec quelle férocité ! la Triolette et son Larengon (devinez qui c'est ) sans oublier le sieur Tartre, auteur sans talent, philosophe sans queue ni tête, philosophe de mes deux qui n'a jamais eu de style mais qui, à la place, a toujours eu l'art et la manière de s'approprier les idées des autres avant de les cuisiner à sa propre sauce . On voit aussi passer un
Paul Morand qui a finalement tiré d'assez bonnes cartes d'un jeu pourri à la base - y en a toujours qu'ont une de ses chances, ma Doué ! comme nous le balance çà et là l'écrivain qui, jamais, ne renoncera à ses origines bretonnes, celles que symbolisait sa mère, sa mère, morte de faim, de froid et de tristesse sur un banc parisien alors que lui-même se trouvait en prison au Danemark, sa mère discrètement enterrée au Père-Lachaise parce que c'est si facile de s'attaquer aux morts même s'ils ne furent, de leur vivant, que de braves gens ...
Un salut au passage, pour Robert Denoël, assassiné à la fin de l'Occupation dans des circonstances demeurées mystérieuses, éditeur ambigu s'il en est puisque, s'il n'hésita pas à publier les pamphlets de Céline et ceux de
Rebatet, il menait de front une revue anti-nazie. Rappelons d'ailleurs que Denoël est aussi l'éditeur de "
Mort A Crédit", roman qui, lui, n'a rien à voir avec "Bagatelles ..." et ce type de prose célinienne. Et une montagne d'imprécations pour les éditeurs survivants dont Céline donne tantôt les noms véritables, tantôt les invraisemblables patronymes qu'il leur a concoctés.
Bref, Céline se plaint, pousse ses gueulantes habituelles, et dit tout ce qu'il pense, aussi bien sa tendresse pour les animaux que son indignation (ma foi, assez bourgeoise) sur ceux qui viennent lui voler ses poubelles qu'il descend lui-même sur la route, avant que ne passent les éboueurs. Voler des poubelles, non mais, j'vous jure ! Et puis, voilà qu'un jour, ou plutôt qu'un soir, alors qu'il sort d'une visite à l'une de ses patientes insolvables, laquelle souffre hélas ! d'un cancer tout aussi insolvable, Céline, dont nous savons qu'il a rapporté quelques maladies d'Afrique, est pris d'hallucinations. Il voit devant lui, à quai sur le fleuve, une péniche appelée "La Publique" et, descendant de ladite péniche, lui faisant plein de gestes désordonnés et lui tenant des propos qui ressemblent au personnage, ni plus ni moins que Robert le Vigan en personne, son ancien camarade d'exil qui vit cependant désormais en Argentine.
Et pourtant, pas de doute : c'est bien "La Vigue", comme le surnommait le Breton de Courbevoie, qui se tient devant lui, avec sa gueule de beau gosse, son bagou exalté et cette puissance d'acteur que, de film en film et quel que soit ce que l'on pense de l'homme, nul ne s'avisera de nier - à moins d'être un parfait idiot . Les échanges des deux hommes, mélange de discours abracadabrantesques et de réflexions des plus lucides, amènent Céline à comprendre qu'il est en pleine crise de malaria ou de paludisme et le font prendre ses jambes à son cou, direction son lit, qui l'attend pour qu'il puisse y entamer en toute sécurité la seconde partie de "
D'Un Château l'Autre", celle consacrée à son exil (et à celui de personnes des plus intéressantes, comme nous le verrons) à Siegmaringen (orthographe de l'écrivain alors que, en principe, il n'y a pas de "e" dans la première syllabe).
Comme toujours, quand Céline plonge dans l'hallucination et les souvenirs, le paysage s'éclaircit. Certains me jugeront sévèrement d'écrire cela sur une période durant laquelle Céline se trouvait encore à l'abri alors que tant d'enfants, de femmes et d'hommes tombaient, victimes d'une idéologie à laquelle il paraissait bien avoir fait allégeance. Mais en conscience et en tant que lectrice seule, je ne puis le formuler autrement. Loin de faire l'apologie des Nazis, des Vichystes, des collabos de toutes sortes, Céline l'Anarchiste, Céline le Surdoué, Céline l'Ecrivain génial dont on se demande comment il a pu compromettre aussi sottement un Don tel que celui qu'il avait reçu des Dieux, nous les montre tels qu'il les a vus (et de près) : Pétain (qui le haïssait) et ses seize cartes d'alimentation (Laval devait se contenter de huit ), la promenade régulière et quotidienne de "Philippe" vers le lac où l'arrêtait toujours un certain Corpechot, un déjanté de la plus belle eau, auto-proclamé semi-amiral des réfugiés et qui vivait dans la hantise de voir une bombe anéantir "le Maréchal", les S. S. qui apparaissent au coin d'un bois ou d'un autre, les avions qui survolent le tout, le mépris des Allemands envers les collabos et la haine de ceux-ci envers les Allemands, les incroyables discours de Laval (que Céline, le jugeant sur son physique plus ou moins sarrazin, avait un jour tout bonnement traité de "juif" dans un article),
Otto Abetz, perdu dans ses rêveries ... bref, une monstrueuse petite planète qu'il quittera à la fin avec Lili, sa femme, et Bébert son fidèle félin, pour une autre planète tout aussi monstrueuse, laquelle le mènera à la prison danoise avant de le réexpédier ... à Meudon.
L'ouvrage se termine d'ailleurs là, à Meudon ; où un Céline convalescent mais résigné se voit obligé de poursuivre ses soins auprès de Mme Niçois, dont l'Hôpital ne veut plus parce qu'elle est incurable. Dernière note éminemment absurde et célinienne : une voisine qui s'occupe désormais de la pauvre femme (laquelle a plus ou moins perdu la tête) et qui, entre deux gloussements ridicules, n'arrête pas d'appeler Céline "Dr Haricot." Pourquoi ? Pour quès ? comme le dirait l'auteur du "Voyage ..." en personne - eh ! bien, j'aurais bien du mal à vous l'expliquer parce que j'ai pas compris ...
Une fois de plus, dans "
D'Un Château l'Autre", Céline nous joue son tour préféré, sa spécialité à la Houdini : il semble partir en aveugle, tâtonner à droite, à gauche, ignorer absolument tout de là où il veut arriver ... et puis l'ensemble se tisse sans un noeud de travers et nous offre un texte tout à la fois réaliste et hallucinatoire, avec des visions purement oniriques et des dialogues qui, pour avoir été tenus par des politiciens, n'en sont pas moins d'une démence effarante. Après les avoir lus, on comprend un peu mieux le chaos dans lequel tous ces gens-là, de tous bords d'ailleurs, ont entraîné l'Europe - et pour trop longtemps.
Les politiciens, c'est le chaos. Et malheur à qui s'en mêle sans être du sérail. Telle pourrait être la conclusion imposée par cette lecture colorée, ahurissante, magique, pleine d'humour noir et peut-être plus encore d'auto-dérision. Car Céline, s'il se présente en victime, n'entend pas pour autant omettre les "erreurs" qu'il a commises. S'il décrit les autres sans grande gentillesse, il ne s'épargne pas lui-même - il n'épargne en fait que Lili et Bébert et, toujours, il les épargnera. C'est là le signe d'une profonde intégrité intellectuelle. du moins, c'est ce que l'on dit toujours. Alors, pourquoi refuser à Céline cette si précieuse qualité ? ...
... Donnez-moi une raison, une seule, qui soit valable ...
... Hein ? dites voir un peu ... Je suis toute ouïe ... ;o)