Un jour, j'avais 15 ans, je me suis intéressé à ce grand-père maternel dont on ne parlait jamais à la maison. Il était mort sur le front, à la guerre. Dans mon esprit d'adolescent, épris d'épique, de don de soi et de grandes valeurs morales, je trouvais cela plutôt cool d'avoir un grand-père mort héroïquement.
Je pris mon courage à deux mains et je questionnais ma mère. J'appris que mon grand-père était mort non loin de Stalingrad. Dans le long silence qui a suivi la réponse de ma mère, j'essayais de recoller les bribes d'info en ma possession sur le cours de l'Histoire... Et j'entendis ma mère lancer "oui, du mauvais côté", avant de quitter la pièce.
Je venais de rouvrir une blessure qui ne pouvait pas guérir. En fait, je pense depus ce jour que je n'ai rien rouvert, car ma mère y pensait chaque jour. Elle haïssait cet homme tout en l'aimant. Elle refusait son destin, son engagement de pacotille pour "une cause indéfendable", comme il est dit de Manuel Menas en 4è de couverture.
Javier Cercas n'a pas vraiment ce souci... Sa famille, dans son ensemble a plutôt accepté d'avoir un héros phalangiste dans son arbre généalogique. Et lui, il a dû faire avec, là où j'ai dû faire sans.
J'ai longuement harcelé ma mère qui a fini par nous raconter des bribes, tout comme ses frère et soeurs. Mais c'est le plus souvent l'omerta. Comme si ne pas en parler pouvait signifier que cela n'a jamais existé.
Cet aspect de "constellation familiale" est très présent dans le livre de
Javier Cercas. Surtout vers la fin, quand il aborde le rapport qu'il a à sa propre mère, comme dans une sorte de ménage à trois: elle, lui et son ancêtre franquiste.
Au-delà de ce passé que Cercas nous conte, de manière intime parfois, de manière détachée, factuelle, à d'autres moments, il y a aussi de très beaux passages sur le processus de création, sur comment l'écriture se travaille et se construit.
Javier Cercas et moi-même sommes arrivés à la même conclusion: cela nous a fait et défait, construit et détruit... nous sommes cet ancêtre, tout comme nous ne le sommes pas. Il faut assumer tout en n'assumant pas...
Là où je ne suis pas d'accord c'est quand
Javier Cercas, finaud, nous dit qu'il ne se positionne pas en tant qu'écrivain, en tant qu'affabulateur... car il ne fait que cela dans l'avant-dernier chapitre, celui sur la bataille de l'Ebre où Manuel Mena décède. Et quand il lui repasse "une couche de blanc" pour dire que sur le tard ce jeune homme avait compris qu'il faisait fausse route... je n'avale pas. Car comment alors explique l'épisode du monastère où Manuel Mena outrepassant les ordres et déviant de sa route directe va affronter les Républicains dans une escarmouche qui aura de grandes conséquences. Tout comme il fera preuve d'une bravoure sans faille et d'une grande détermination lors de l'engagement final (pour lui). Ces deux faits d'arme me semblent incompatibles avec le revirement que
Javier Cercas décrit dans le chef de son ancêtre. Tout comme j'ai rejeté l'acte de bravoure de mon grand-père maternel, décoré à titre posthume pour avoir sauvé des camarades coincés par l'armée russe.
Le mérite principal de
Javier Cercas, c'est de libérer la parole. Il ne pardonne pas parce qu'il n'a pasà le faire. Il ne se dégage pas de ses responsabilités, parce qu'il n'a pas à le faire non plus. Il entame un dialogue, une manière de commencer un deuil, un travail de réconciliation dans un pays (dans un continent même) qui en a bien besoin en ces temps troublés.