Terra Alta,
Javier Cercas
Etonnante, cette décision de Cercas de se mettre à écrire un roman, une trilogie même, sous forme de polar...
Mais c'est cependant une belle réussite. Les deux autres romans (
Les Soldats de Salamine,
L'Imposteur) de Cercas lus précédemment suivaient déjà la trame d'une investigation pour donner corps à l'histoire. Cette fois, l'auteur nous conduit donc littéralement à travers une enquête policière.
En deux mots, une riche potentat, nonagénaire et retors, et sa femme, sont sauvagement assassinés dans leur grande demeure en
Terra Alta, après avoir subi des tortures innommables.
Terra Alta est une région, que l'on appelle “comarque” en Espagne, située aux confins de l'
Aragon et de la Catalogne. Quelques quatre-vingt années plus tôt, elle fut dévastée par la bataille de l'Ebre, la plus dévastatrice de la Guerre civile espagnole. Francisco et Rosa, les victimes, furent les fondateurs et uniques propriétaires de la plus grande entreprise de la région, les cartonneries Adell. Celle-ci donne du travail au beaucoup de personnes, Francisco est adulé pour cela, ou censé l'être. Alors pourquoi cette boucherie?
La police mène l'enquête, plus particulièrement Melchor Marin, flic atypique, ancien malfrat, blanchi, sorti de taule et héros antiterroriste lors de l'attaque de Daech sur Cambrils. Melchor porte un passé très lourd avec le meurtre irrésolu de sa mère, prostituée à Barcelone. Il a dû abandonner son enquête personnelle visant à découvrir les coupables du crime. Ce qui lui procure frustration, rage et envie de venger sa mère.
Melchor voue également un culte aux Misérables de
Victor Hugo, livre dans lequel il puise un vade mecum puissant qui le guide dans sa vie personnelle et professionnelle. C'est presque un mantra pour lui. Jean Valjean et l'inspecteur Javert accompagnent Melchor dans sa vie et accompagnent nous, lecteurs, dans le roman. Il sera les deux personnages de Hugo à la fois, navigant constamment entre le gentil méchant et le méchant gentil. Il trouvera un certain équilibre à la fin du roman ...
Voilà donc les éléments principaux du texte et je me doute que cela puisse paraître hétéroclite voire difficilement conciliable. Toutefois,
Javier Cercas en fait une trame magistrale, simple à lire et à comprendre. Finalement, l'aspect polar du livre n'est qu'un prétexte pour en arriver aux véritables objectifs de l'auteur. Nous faire revivre les blessures de la Guerre d'Espagne, les stigmates du franquisme. Dans ce roman, Cercas cultive toujours ses thèmes de prédilection que sont l'identité, la justice (et donc aussi l'injustice), les torsions de l'Histoire, le ressentiment qui peut conduire au désir de vengeance.
Cercas réussit également à représenter la région de
Terra Alta en élément quasi personnifié de son livre. Elle est inhospitalière, sèche comme le coeur des hommes qui y vivent et elle vous rejette sans merci si vous vous obstinez à ne pas obéir à ses règles. C'est très réussi et le patronyme de cette région mérite amplement le fait de porter le titre du bouquin...
J'ai beaucoup aimé
Terra Alta, comme j'ai tout aimé de
Javier Cercas.
Terra Alta est le premier volet d'une trilogie dont les deux autres sont déjà parus (
Indépendance et La Château de Barbe Bleue). Cercas, l'air de rien, nous la joue
James Ellroy et son Quatuor de Los Angeles, même si le style des deux écrivains, ainsi que leur personnalité, soient très éloignés l'un de l'autre. Mais cette façon de brosser en fresque une région et la façon dont les communautés se développent en elle est très proche de la démarche brillantissime de
Ellroy et de son Quatuor. Dans les deux cas, les enquêtes policières sont davantage une main courante, un fil rouge dans un récit qui va bien au-delà du simple polar, avec des personnages souvent hors normes.
Merci à
Javier Cercas d'avoir eu cette idée, qui pour moi, est une réussite magistrale. le pari est réussi et je ne vais trop attendre pour lire les suites de
Terra Alta...