La petite musique de
Sorj Chalandon a changé.
Ce ne sont plus les grandes envolées lyriques d'un opéra sanglant aux portes de Sabra et Chatila sur fond de tragédie antique, ni les violons irlandais désaccordés par la guerre civile: cette fois, il nous fait entendre sa musique à lui, intime, personnelle. Et infiniment triste.
Une petite musique de chambre. Une musique de placard, plutôt, essoufflée, asthmatique, anxieuse.
Un enfant, Emile, vit entre ses parents, et seulement ses parents, dans un huis clos étouffant, tapissé de mensonges, zébré de coups- une vie qui tient du film d'espionnage de série B et du roman de l'enfance martyre à la Dickens.
La micro-cellule familiale -qui mérite bien son nom: c'est une prison- est un théâtre permanent offert à la folie du père, mythomane pathétique, qui utilise son fils comme acteur de ses fantasmes et sa femme comme public silencieux ou acolyte complaisante, selon les cas.
Les mensonges du père - tour à tour pasteur pentecôtiste, résistant, membre de l'OAS, agent de la CIA, coureur automobile, aviateur, parachutiste...- sont autant de trames à des scénarios revanchards et haineux- nous sommes en pleine guerre d'Algérie- et l'enfant, manipulé et confiant croit à ce père omnipotent qui tire les ficelles, et n'a d'autre solution, s'il veut conserver son amour, que d'agir en bon petit soldat, malgré sa faible constitution physique,son asthme, les mauvais traitements et les coups. La mère, passive mais plus tendre, édulcore et console, mais se tait et refuse l'évidence.
L'enfant n'a pas d'autre issue que de renchérir sur la mythomanie du père en tentant d'y entraîner un camarade. Espérant sans doute inconsciemment être arrêté dans cette escalade par l'Autre, celui qui n'est pas du sérail, pas du clan. Objectiver le mensonge, c'est le faire éclater. La rupture recherchée ouvrira-t-elle sur une libération ou sur un nouveau drame?
Le récit déroule ses péripéties implacables: le mensonge est décidément un grand metteur en scène...qui laisse des traces indélébiles dans la vie du petit Emile devenu grand, et devenu père à son tour...
Mais depuis l'enfance, il a son jardin secret, un seul talent bien à lui qui lui permet d'échapper à l'emprise paternelle, de mettre à distance la névrose familiale: le dessin. Inlassablement, il croque, il peint, il va voir au musée le Saint François de Zurbaràn sous sa robe de bure et de tristesse, et il apprend à en voir la beauté. Son père , ironiquement, l'a surnommé "Picasso".
Derrière la comédie parfois cocasse du mensonge, derrière la tragédie toujours âpre de la maltraitance, il y a aussi une surprise: l'amour.
Oui, l'amour. Emile est aimé de son fou de père. Aimé aussi de cette mère lâche et aveugle. Aimé, malgré la pression, la répression, la rétorsion, la rétention. Aimé malgré l'abandon.
Moi, c'est cet amour qui m' a fait le plus mal. J'aurais préféré je crois une révolte, une rébellion.
Mais
Sorj Chalandon a choisi d'autres armes pour survivre après une telle enfance: l'amour des siens -sa femme, son fils- et l'art de ses pinceaux. le petit Picasso en herbe est devenu restaurateur de tableaux.
Réparateur de beauté,.
Ce pourrait être une fonction du récit autobiographique lui-même: réparer la beauté.
Retrouver les couleurs de l'amour et de la tendresse derrière les couches successives d'humiliation et les taches sombres des brimades, derrière les crevasses du chagrin et le glacis vernissé de la solitude.