Un beau grand voyage en compagnie des personnages de légendes québécoises. Imaginaire débordant au rendez-vous. J'ai beaucoup beaucoup aimé !
Commenter  J’apprécie         10
Contes et légendes pour l'évasion des grands.
Commenter  J’apprécie         00
Introduction
─ Tabanak de vieille oreille de boeu!
Charles-Auguste, rageur, mordilla sa moustache, enfonça sur sa tête sa casquette de feutre à oreilles et sortit dans la poudrerie sauvage d’une aube noire de février.
Calant jusqu’à mi-jambes dans la neige, il parvint péniblement à son tracteur rouge, prit place sur le siège de métal recouvert d’une peau de mouton, mit le moteur en marche, alluma les phares, actionna la souffleuse et entreprit comme à l’accoutumée de nettoyer sa cour et le long chemin reliant sa maison au rang Le Grand-Saint-Esprit.
Les deux larges spirales d’acier tournant avec fracas donnaient à la souffleuse, rivée à l’arrière du tracteur, l’allure d’une sorte de dragon dévoreur mordant à pleins crocs les bancs de neige durcie. Et le tuyau recourbé par lequel était projetée la neige ressemblait à quelque antenne se dressant au-dessus de la gueule du monstre. Les deux phares braquaient leurs gros yeux de feu et la cabine de toile à fenêtre de mica fixée sur le tracteur pour servir d’abri à Charles-Auguste oscillait comme la tête de la bête.
«Tabanak de vieille oreille de boeu!» jurait Charles-Auguste à chaque nouvel assaut. Il y avait dans ce petit vieillard s’agitant dans la nuit la perpétuation d’une haine de l’hiver héritée de lointains ancêtres. Repris de père en fils depuis le plus reculé du temps, le combat dérisoire mais tenace de l’homme s’acharnant, sur sa planète perdue, à perpétuer la lumière dans le noir de l’univers.
Secouée par les sautes de poudrerie, fonçant droit sur le vent du nord, la souffleuse, avec des cris de ferraille, mordait à pleins crocs dans la neige durcie. Emmitouflé dans sa chemise à carreaux, dans sa salopette de fermier tel un chevalier d’antan dans son armure, Charles-Auguste chevauchait son dragon d’acier rouge. Et parfois, mordillant sa moustache hérissée de frimas, il se prenait à rêver que lui, petit habitant malingre aux traits crispés, il poussait l’audace jusqu’à souffler la neige et le froid hors de la Terre entière. Il se voyait alors assaillant le Pôle, ouvrant un chemin sur le toit du monde, soufflant dans l’espace des blocs d’icebergs, des ours blancs, des pingouins.
Et devant lui, pour couronner de gloire son combat surhumain, il voyait parfois monter les lueurs vertes et jaunes d’une aurore boréale.