Un homme épouvantable entre se regarde dans la glace.
« -Pourquoi vous regardez-vous au miroir, puisque vous ne pouvez vous y voir qu’avec déplaisir ? »
L’homme épouvantable me répond : « - Monsieur, d’après les immortels principes de 89, tous les hommes sont égaux en droits ; donc je possède le droit de me mirer ; avec plaisir ou déplaisir, cela ne regarde que ma conscience. »
Au nom du bon sens, j’avais sans doute raison ; mais au point de vue de la loi, il n’avait pas tort.
Dans cette fable, l’homme épouvantable, c’est l’homme éternel, non pas l’homme bon de Rousseau, auquel Baudelaire ne croit pas, mais l’homme déchu, marqué par le péché originel. Or, il a désormais tous les droits, les droits de l’homme. Baudelaire se moque ouvertement des « immortels principes de 89 » qui donnent à chacun le droit de se regarder dans la glace. Sous l’Ancien Régime, un miroir était un objet de luxe, l’apanage de la noblesse, mais l’industrie répand désormais à bon marché la faculté de se regarder, se s’admirer. Comme l’observait Jean Starobinski, « le regard au miroir est le privilège aristocratique de l’individu qui sait se faire le comédien de soi-même », c’est-à-dire se dédoubler, se regarder comme un autre, comme un dandy, non pas se perdre comme un Narcisse dans la contemplation de soi. La démocratisation du miroir est donc pour Baudelaire un « véritable sacrilège », à la fois scandale politique et une hérésie métaphysique
« La femme Sand est le Prud’homme de l’immoralité…
Elle a le fameux style coulant, cher aux bourgeois.
Elle est bête, elle est lourde, elle est bavarde ; elle a, dans les idées morales, la même profondeur de jugement et la même délicatesse de sentiment que les concierges et les filles entretenues.
Que quelques hommes aient pu s’amouracher de cette latrine, c’est bien la preuve de l’abaissement des hommes de ce siècle ».
La modernité de Baudelaire, c'est la résistance à un monde moderne où tout devient périssable ; c'est la volonté de conserver et de transmettre quelque chose de durable.
Sur le fond du désenchantement du monde que suscite l'époque moderne, il s'agit, avec la modernité esthétique, d'inventer une mythologie contemporaine, de poétiser la vie par le mythe, de racheter la mode par l'art, par la peinture, par la poésie.
Ainsi, dans À une passante, plusieurs thèmes baudelairiens essentiels se croisent : la ville moderne, où les hommes et les femmes perdent leur identité dans la foule et le bruit (Baudelaire recourt souvent à l'image de la fourmilière pour en décrire la multitude) ; la femme idéale, inatteignable, sculpturale ; la douleur, la tristesse, la mélancolie, qui sont inséparables de la beauté : enfin l'effet de la femme sur le poète, « crispé », « extravagant », hystérique, incapable.
Mon enfant, ma sœur
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui nous ressemble !
Baudelaire n'est pas sympathique (il n'est pas aussi commode de passer l'été avec qu'en compagnie de Montaigne) : il est hostile au progrès, à la démocratie et à l'égalité; il méprise presque tous ses semblables; il se méfie des bons sentiments; il ne pense pas beaucoup de bien ni des femmes, ni des enfants, ni d'ailleurs de ses semblables en général; et il est partisan de la peine de mort, mais comme un sacrifice...
Tout est partagé en Baudelaire, qui reste inclassable, irréductible à toute simplification. Respectons ses contradictions.
Si le bizarre n’est pas toujours beau, le beau est toujours triste.
La conclusion reste pourtant certaine : avec sa modernité, Baudelaire résiste au monde moderne, industriel, matérialiste, américanisé, comme il dit, et à sa tendance au renouvellement incessant de toutes choses, rendues désuètes aussitôt qu’elles sont produites. Or ce mouvement inéluctable affecte aussi les œuvres de l’art, transformées en articles de mode et en marchandise.