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sur 169 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
"J'écoute mais ne sais
Si ce que j'entends est silence
Ou Dieu"
Sophia de Mello Breyner Andresen.

Attirée par la superbe couverture végétale et le titre énigmatique, « L'accordeur de silences » est une pierre de plus dans ma découverte de la littérature lusophone. Mia Couto est en effet un auteur contemporain du Mozambique, de langue portugaise donc. Au début de chacun des chapitres des poèmes de Sophia de Mello Breyner Andresen, de Hilda Hilst, de Jean Baudrillard, et d'Adélia Prado, apportent de biens beaux ornements poétiques à cette histoire surprenante. Ces extraits, très divers, lui font totalement écho.
Dès les premières pages parcourues, j'ai ressenti un sentiment de déjà vu troublant, oui cette atmosphère unique, poétique, dans cette réserve de chasse isolée et aride me parlait, cette brousse immense à la fois incroyable espace naturel de liberté et prison à ciel ouvert pour les quelques protagonistes qui y vivent, je la connaissais, jusqu'à ce que je comprenne que j'ai lu ce livre en version originale, sous le titre de Jesusalem, il y a une dizaine d'années. Ayant lu peu de livres en portugais, le fait de le retrouver complètement par hasard m'a ravie car autant je me souvenais de l'atmosphère, autant je ne me souvenais guère de l'histoire, mes difficultés à lire le portugais expliquant sans doute cela…Une atmosphère très marquante à la lisière de l'onirisme, à la margelle de la folie.

Les silences…au pluriel…Des silences qui se différencient de par leur épaisseur, leur tessiture, leur profondeur, leur couleur…les silences brumeux des secrets, ceux des choses tuées et donc tues, ces silences plus assourdissants que les cris, plus signifiants que les mots. Mais aussi les silences salvateurs de la nature, de cette brousse désertique à trois jours de voiture de toute civilisation, cernée de lions, au fleuve infesté de crocodiles, ceux des constellations à portée de main lorsque l'électricité n'est plus.
Les silences mordants de l'absence, les silences incurables de l'Absente, la grande absente, Dordalma, la mère du petit Mwanito.
Les silences du déni, déni de civilisation, déni de religion, déni des femmes, silences du mensonge de la part de ce père si étrange, Silvestre Vitalicio. Mwanito a appris à les différencier, à les tamiser, à les épurer, à les ressentir au point de les accorder c'est-à-dire d'en faire un chant muet. Une musique apaisante, notamment pour ce père qui le réclame régulièrement auprès de lui lorsque la rage commence à le submerger, ce fils, son accordeur de silences comme il l'a nommé, diapason grâce auquel il arrive à assembler et à ré-accorder ce qu'il lui reste de paix intérieure et à faire fuir ses démons qui dévorent son sommeil.

« Lorsqu'on me voyait, immobile et reclus, dans mon invisible recoin, je n'étais pas prostré. J'étais comblé, l'âme et le corps habités : je nouais les fils délicats dont on tisse la quiétude. J'étais un accordeur de silences ».

Nouer les fils délicats dont on tisse la quiétude…Un moyen pour le père d'oublier peur et culpabilité, les deux mamelles nourrissant cette décision incroyable d'avoir osé fuir toute civilisation et d'avoir amené avec lui ses deux fils pour aller vivre totalement coupés du monde en ce lieu qu'il baptise du nom de Jesusalem. En faisant croire à ses enfants que le monde est mort et qu'ils sont les derniers survivants. Il leur mène une vie rude en chef de tribu christique, basée sur des règles inflexibles notamment celles de ne pas parler des femmes, « toutes des putes », de ne jamais évoquer l'Extérieur, « L'Autre Côté » qui n'existe plus et dont Mwanito ne se souvient plus ayant trois ans lors de l'exil, de taire le passé, d'oublier les souvenirs, de ne pas lire ni écrire. Une vie qui annihile et malmène l'enfance de ces deux garçons dont le plus grand, Ntunzi, commence à rejeter les bases, ayant lui des souvenirs de la vie d'avant.
Un militaire, Zacario Kalash, qui étonnamment obéit au doigt et à l'oeil au père, vit avec eux ainsi qu'une ânesse, au doux nom de Jezabela, seule personnage féminin dans ce monde exclusivement masculin, «tellement humaine qu'elle noyait les divagations sexuelles de mon vieux père ». L'oncle Aproximado vient régulièrement leur livrer des vivres, des restes de l'Extérieur…

« Mon père. Sa voix était si discrète qu'on aurait seulement dit une autre variété de silence. Il toussotait et sa toux rauque, celle-là, était une parole occulte, sans mots, ni grammaire ».

Ce père est-il fou, dangereux, protecteur ? Agit-il par amour ou par égoïsme ? Par rage aveugle tel un baobab arrachant ses propres racines ? le livre va peu à peu le révéler, par couches successives, de façon subtile de sorte que l'histoire vibre encore une fois le livre refermé, des compréhensions se font jour par infusions lentes et délicates, face à des éléments du scénario qui m'ont paru de prime abord quelque peu maladroits ou improbables…mais non, tout s'imbrique, la lumière se fait peu à peu.

« Certains ont des enfants pour être plus proches de Dieu. Depuis qu'il était père, il était devenu Dieu ».

J'ai été bouleversée par le petit Mwanito dont on suit les pensées, les regards, tout en innocence et en naïveté. Sa façon de considérer et de traiter son père est d'une sensibilité extrême, comme si le tissage minutieux des fils de quiétude lui avait permis de comprendre les racines profondes des sentiments et des ressentis paternels. Touchant également la façon dont il apprend à lire et à écrire en cachette grâce à son grand frère. Ce dernier lui apprend également ce qu'est une femme jusqu'à ce que Marta arrive dans ce royaume sacré, faisant vaciller complètement le père, roi au pied d'argile s'engluant dans une utopie dont il est bien le seul à croire. Arrivée qui sera une brèche venant déverser une eau salvatrice, une eau de tendresse et d'espoir, engloutissant tout le royaume. Sans doute la couverture, verdoyante et foisonnante, exact contraire du paysage aride et minéral dans lequel l'histoire évolue, trouve-t-elle là sa raison d'être…

« Ces eaux dormantes gagnaient une surprenante limpidité. Ntunzi lâcha ma main et m'aiguilla : je devrais l'imiter. Alors il plongea, puis une fois complètement immergé, il ouvrit les yeux pour contempler ainsi la lumière qui se réverbérait à la surface. Ce que je fis : depuis le ventre du fleuve, je contemplai les éclats du soleil. Et ce scintillement m'éblouit dans un aveuglement enveloppant et doux. Si l'étreinte d'une mère existait, elle devait s'apparenter à cette perte de sens ».

Mia Couto sortira le mois prochain un nouveau livre. Je serai au rendez-vous. Découvrir sa plume m'a marquée, plume dont je garde de précieux passages, extraits notés, annotés, soulignés, nourriture de l'âme dont la tournure et l'état d'esprit m'ont véritablement enchantée. Un très beau coup de coeur.

« La vie est trop précieuse pour être dilapidée dans un monde désenchanté ».

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Les portugais ont legue a leurs anciennes colonies africaines la "saudade", cette quete infinie, desesperee et esperante, et Mia Couto en fait un des meilleurs elements de son beau livre. Tres beau livre. Tres belle histoire. Tres belle ecriture.

Peut-on fuir le monde, la societe? Couto raconte des essais infructueux. Peut-etre pas si infructueux que ca, car il y a aussi des modes de fuite cerebrales, interieures. Il joue sur plusieurs registres de fuite, donnant l'impression qu'il n'est sur de rien.
Peut-on se disculper d'une faute? Se pardonner soi-meme, s'absoudre, oublier? Idem. Couto laisse le lecteur se poser la question sans prendre parti.
Peut-on oublier un etre aime, un AMOUR? Comment vit-on après le depart d'un etre aime? The answer, mes chers, is blowing in the saudade. La saudade restera, quand tous les souvenirs s'estomperont, papillonneront, s'acclimateront.

Tout ca est dans livre. Et un questionnement pertinent sur les rapports entre les sexes. La place de la femme dans le vecu et l'imaginaire de l'homme. La place de l'homme dans le vecu et l'imaginaire de la femme. Et une reflexion sur les rapports entre les generations, de l'acceptation, du respet, de la deference, a la revolte. Et des pages magnifiques sur une sauvage nature, suivies d'autres decrivant une bordelique petite ville africaine. Dans une ecriture poetique a souhait, sans manierismes superflus, sans mignardises,sans chique. Et accompagnee des vers de poetesses – que je decouvre – qui introduisent et epaississent chaque chapitre.

Ceux qui voudraient en savoir plus sur l'histoire peuvent se referer a d'excellentes critiques qui ont ete postees sur ce site. Je ne fais que donner libre cours a mon admiration, a l'emerveillement, la saudade qui m'accompagnent depuis que j'ai ferme le livre.
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Devant un livre pareil, on ne peut qu’être humble...
J’aurai envie de partir dans de grandes envolées pour vous faire partager le plaisir que j’ai eu à le lire, cet engourdissement du temps palpable à la lecture, ces mots qui vous envoutent et la seconde d’après, vous claquent les deux joues en vous laissant pantois, groggy, à bout de souffle, mais toujours aux prises avec l’écriture de Mia Couto.
Mais je n’en ferai rien...

L’accordeur de silences, nous met face à une tentative désespérée de s’extraire du temps, du monde, dans un lieu où la mort n’a plus ses droits. Un monde d’exclusion, sans livre, sans écriture, sans apprentissage, sans femmes, sans guerres, sans tout ce qui pourrait ramener Sylvestre Vitalicio à la honte, à la douleur et aux regrets.
Ce monde du renoncement, Sylvestre le baptise Jésusalem. Il y emporte, tel Noé dans son arche fuyant la souillure des autres hommes, ses deux fils (Ntunzy l’aîné et Mwanito, le cadet), un serviteur et une ânesse, compagne des jours où la chair reprend ses droits.
Mwanito n’a plus le souvenir du monde d’avant : les terres du Mozambique en proie à la guerre et le refuge des bras de sa mère. C’est un accordeur de silences. Il apaise et redonne justesse à la musique intérieure qui assourdit son père.

Il n’y a ni passé, ni avenir à Jésusalem. Il n’y a qu’un présent distendu, orchestré par le père tout puissant, érigé en dieu vivant et tyran... Jusqu’à ce que Mwanito se baigne dans le fleuve, qu’une femme vienne à deux pas d’eux, occuper cet espace de sa beauté, de sa parole et de sa quête insensée d’amour passé.

Lire l’accordeur de silences, c’est faire soi :
- Le refus de la perte de l’être aimé et cette fuite en avant pour que la réalité ne nous rattrape pas, pour que nous puissions encore « y croire » (comme Marta), ou « oublier » (comme Sylvestre).
- Ce que serait un monde sans femmes. Un monde où il ne serait question que d’elles, entre admiration, mépris et répulsion : les voix féminines des poètes au fronton de chaque chapitre, comme une réminiscence, silencieuse mais omniprésente.
- Mère ou Pute : entre les deux, point de salut ! Et le vent ramène le sable dans la fosse, avant que la terre recouvre d’un voile d’oubli l’objet du scandale. Entre la femme vénérée et celle vénale de chair et de sang : un espace muselé, que certains souhaiteraient vide.
- La guerre et ses balles incrustées dans la chair qui détruisent l’âme des guerriers, oublieux de leur humanité.
- L’écriture et son don de vie.
-...
- et tous ces silences qui hurlent.

C’est un livre étrange que cet accordeur. Étrange dans le sens d’étonnant, de ce mystérieux qui interpelle. Mais c’est cette étrangeté qui séduit et nous relie, comme un autre soi qui nous parlerait de nous, comme ces soirées de fado, où je pleure et je ris, sans rien comprendre de ce qui se dit, mais les yeux graves et lumineux de Rosa-Maria sur moi. La saudade...

Quel beau présent, Ellane. Je l’ai aimé immensément plus, que ce que je ne l’ai attendu.
Sois en remerciée ici même.
Lien : http://page39.eklablog.com/l..
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« Toute l'histoire du monde ne me paraît souvent rien d'autre qu'un livre d'images reflétant le désir le plus violent et le plus aveugle des hommes : le désir d'oublier. »
Hermann Hesse

Ce roman ressemble à un long fleuve qui serpente dans la forêt tropicale du Mozambique. Je l'ai suivi, glissant le long de ses méandres paisibles et mélancoliques, sombres et tortueux, affrontant ses nombreux rapides dont la fougue et la violence dessinent tout du long de nouveaux rivages.

Mia Couto nous offre une belle histoire d'amour teintée de réalisme magique.

« le rêve est un dialogue avec les morts, un voyage au pays des âmes. »

*
Ce roman qui emprisonne et enchaine le passé, l'amour, la mort, les regrets nous ramène au coeur d'un Mozambique ravagé par la guerre civile.

Mwanito Vitalício, le narrateur, a onze ans lorsqu'il voit une femme pour la première fois. Surpris par cette apparition, il pleure comme un enfant orphelin de mère.
En effet, depuis ses trois ans, il vit de « l'autre côté du monde », dans vieux pavillon de chasse isolé à plusieurs jours de la ville avec son père, son frère aîné Ntunzi, et le vieux militaire soldat Zacaria. Un oncle leur rend régulièrement visite, affrontant des routes peu sûres pour leur apporter les denrées indispensables à leur survie dans la forêt.
Dans cet endroit hors du temps et de l'espace que son père a baptisé "Jésusalem", la vie est faite de silences et d'oublis.
Le père règne en maître, imposant sa discipline, ses lois, ses mensonges comme vérités, exerçant son pouvoir d'assujettissement, comme un dictateur, sur son entourage et son territoire.

« … c'était Dordalma, notre mère absente, la cause de toutes les étrangetés. Au lieu de s'estomper dans l'autrefois, elle s'immisçait dans les fêlures du silence, dans les replis de la nuit. Il n'y avait pas moyen d'ensevelir ce fantôme. Sa mort mystérieuse, sans cause ni apparence, ne l'avait pas ravie du monde des vivants. »

Jusqu'au jour où Marta, une portugaise s'installe dans une des maisons abandonnées de la concession de chasse. Leur monde factice s'ébranle alors comme un château de cartes.

« Une faille s'ouvrit à mes pieds et un fleuve de fumée m'embruma. À la vue de cette créature, le monde déborda soudain des frontières que je connaissais si bien. »

*
L'écriture de Mia Couto est belle, sombre, dramatique, énigmatique, nostalgique, patinée par la poussière du temps, hantée par le vent qui bruisse dans les arbres, les ombres et les absents. Mais parfois elle est traversée de puits de lumière, offrant tantôt un éclairage diffus, doux, feutré, tantôt l'éclat chaleureux du soleil.

Malgré ses thèmes durs, la plume poétique m'a enveloppée, bercée, touchée car l'auteur parle merveilleusement bien des douleurs humaines qui assombrissent la vie : l'absence, le deuil, le chagrin, la solitude, le désespoir, la fuite, la culpabilité, l'obsession.
L'auteur parle également des souvenirs et de la quête d'identité, de la mémoire et des mensonges, de peur et de folie, des dissensions et des désillusions.

« … le monde prend fin quand on n'est plus capable de l'aimer. »

*
Mia Couto montre avec finesse et poésie comment le poids du passé et des remords influe sur les rapports humains, pèse sur les consciences et les secrets les plus intimes.
Pour cela, l'auteur a créé des personnages magnifiques de profondeur, touchants d'humanité par leurs failles et leurs fêlures, par cet amour paternel brutal qui irradie mais ne sait comment s'exprimer.

« Ce n'est pas en lui tenant les ailes qu'on aide un oiseau à voler. L'oiseau vole simplement parce qu'on l'a laissé être oiseau. »

Silvestre Vitalicio, le père, broyé par la douleur, les souvenirs et la culpabilité, sombre peu à peu dans la folie, repoussant les morts et les vivants, allant jusqu'à effacer le nom de chacun et les rebaptiser.

Mwanito parle peu. Enfant mal-aimé, calme, il a apprivoisé la solitude, les silences et est le seul à pouvoir apaiser les délires, les errances de son père. Peu à peu, en grandissant, il appréhende la vie mensongère dans laquelle son père les a tous poussés.

« Lorsqu'on me voyait, immobile et reclus, dans mon invisible recoin, je n'étais pas prostré. J'étais comblé, l'âme et le corps habités : je nouais les fils délicats dont on tisse la quiétude. J'étais un accordeur de silences. »

*
Les femmes sont absentes dans la première partie du récit, mais leur ombre plane sans cesse, se faufilant entre les lignes du texte, dans les pensées, les silences et les non-dits, rendant leur présence encore plus forte et fondamentale.

Cela apparaît d'autant plus flagrant lorsque la Portugaise se présente au domaine. Elle est le révélateur d'un monde hanté par l'absence de la mère, décédée de façon mystérieuse.
Même en quittant la civilisation et en s'enfonçant dans le coeur de la forêt, Silvestre ne peut se défaire de la présence de Dordalma : elle le suit partout, sous-jacente, invisible mais perceptible dans le silence des adultes, dans la nuit piquetée d'étoiles, dans le murmure du vent qui laisse entendre les lamentations des morts.

« Pour Silvestre, le vent était une danse de fantômes. Les arbres ventés devenaient des gens, c'étaient des morts qui se lamentaient, désireux d'arracher leurs propres racines. Ainsi parlait Silvestre Vitalício, cloîtré dans sa chambre et barricadé derrière les fenêtres et les portes dans l'attente de l'accalmie. »

*
Pour conclure, « L'accordeur de silences » est un très beau roman, serti par de beaux personnages et une écriture envoûtante. C'est le portrait saisissant d'un enfant en quête de son histoire familiale et d'un père muré dans le silence et l'obstination à oublier ce qui dérange.

Si ce récit est celui d'un tourment, c'est aussi un voyage dans un monde poétique, dissimulé et obscur, lequel nous parle d'errance, d'effacement de l'être dans l'aliénation, la déchéance et le renoncement.
J'ai été à l'écoute des bruits de la forêt habitée par la présence des morts.

« Les morts ne meurent pas lorsqu'ils cessent de vivre, mais quand nous les vouons à l'oubli. »

*
Il ne me reste plus qu'à remercier Chrystèle (@HordeDuContrevent) qui m'a permis de découvrir cet auteur. Et je vous engage à aller lire les deux magnifiques billets qu'elle a écrits sur « L'accordeur de silences » et « le Cartographe des absences ».
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L'Humanité se réduit pour Mawnito, onze ans, narrateur de ce récit poétique entre fable et réalité, à son père Silvestre Vitalicio, son frère Ntunzi et Zacaria Kalash, domestique ancien militaire plus deux semi-habitants : l'oncle Aproximado qui sert de lien avec «l'Autre côté», les territoires sans vie, et «notre chère ânesse», prénommée Jezibela «tellement humaine qu'elle noyait les divagations sexuelles de mon vieux père».
Cinq hommes vivant dans ce «paradis» inversé de Jésusalem, lieu perdu dans la brousse, ancienne concession de chasse, loin de la ville qu'ils ont fuie huit ans auparavant, pour des raisons liées à la mort de Dordalma = douleurdâme, mère de Mwanito et Ntunzi , entourée d'un mystère qui ne s'éclaircira qu'à la fin.
« Au lieu de s'estomper dans l'autrefois, elle (Dordalma) s'immisçait dans les fêlures du silence, dans les replis de la nuit. Il n'y avait pas moyen d'ensevelir ce fantôme. Sa mort mystérieuse, sans cause ni apparence, ne l'avait pas ravie du monde des vivants.» p 33

Le père, le vieux Silvestre Vitalicio «l'unique connaisseur de vérité, le devin solitaire de présages», a vécu un drame dont n'a pas connaissance Mwanito le plus jeune de ses fils et il veut oublier en effaçant toute vie, tout souvenir issu du passé. Il exige que tous jouent le jeu et croient à ce que lui-même veut croire pour rendre l'oubli possible. Les noms de chacun sont modifiés sauf celui de Mawnito car il est pour le père «l'accordeur de silences»
« Je suis né pour me taire. le silence est mon unique vocation. C'est mon père qui m'a expliqué : j'ai un don pour ne pas parler, un talent pour épurer les silences. J'écris bien, silences, au pluriel. Oui, car il n'est pas de silence unique. Et chaque silence est une musique à l'état de gestation.
(...) je nouais les fils délicats dont on tisse la quiétude. J'étais un accordeur de silences.

--- Viens mon enfant, viens m'aider à rester silencieux. » p 17
Viens rétablir la paix en moi par ton silence.

En déconstruisant, niant la réalité qui l'a blessé profondément, Silvestre se fait créateur de mort, mort contre laquelle va lutter Ntunzi le grand frère auquel il reste assez de souvenirs, ferments de désirs et de rêves, pour permettre d'instiller le doute dans le coeur de son frère. 

Petit à petit Mawnito «L'accordeur de silences» va se construire ses images à partir, entre autres, d'un jeu de cartes, support qui lui permettra d'imaginer des figures, de donner une forme à un monde bien à lui et de tracer ses premiers mots. 

Le silence intérieur, les silences qu'entend Mawnito sont en accord avec l'écriture qui l'attire et le rattrapera plus tard. L'écriture naît du silence en donnant forme aux voix qui en montent, elle permet de composer avec des mots la musique de chaque silence.
Ce beau livre est aussi celui de la guerre civile, guerre dont les échos se font encore entendre au fin fond de la brousse et surtout guerre qui se joue dans le coeur des hommes, dans leur lutte intérieure.
«Zacaria Kalash ne se souvenait pas de la guerre. Mais la guerre se souvenait de lui. (...) le souvenir des explosions le bouleversait. le grondement des nuages n'était pas un bruit : c'étaient d'anciennes blessures ravivées. On oublie les balles, pas les guerres.»
Une belle part est offerte aux femmes dans cette parabole, femmes à l'écoute, femmes donneuses de vie, par l'intermédiaire de Dordalma omniprésente dont la mort provoque la fuite de Silvestre et par Marta la portuguaise qui va ramener le trouble et surtout la vie, sans oublier les superbes citations, voix de femmes poètes placées en exergue de chaque chapitre, brésiliennes telles Hilda Hilst et Adelia Prado, Alejandra Pizarnik l'argentine et Sophie de Mello Breyner Andersen la portugaise.
J'avais noté ce livre sur mes «tablettes» mais l'avis de Moustafette en a précipité la lecture et je ne le regrette pas. Je pense lire d'autres livres du même auteur qui m'a fait aussi penser à un autre auteur que j'aime beaucoup, José Eduardo Agualusa angolais d'origine portugaise.

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J'ai trouvé superbe ce livre, le premier que j'ai lu de Mia Couto.

D'astucieux commentateurs ont déjà dit l'essentiel sur "L'accordeur de silences".
Je tiendrais alors à ajouter juste une suggestion, celle nourrie par le sentiment qui a constamment accompagné ma lecture : l'impression qu'on a affaire aussi, implicitement, à une (belle) fable sur la littérature elle-même. La littérature qui sert également comme stratégie de survie.

Puisqu'on trouve chez ces personnages, une extraordinaire capacité fictionnelle, une baroque appétence fantasmagorique déployée fastueusement dans le désert affectif et dans les vastes territoires de l'oubli ; ils secrètent du mythe dès qu'ils ouvrent la bouche, ils s'inventent et réinventent. Particulièrement touchant - l'orphelin qui tente, par tous les moyens de sa psyché, de fabriquer une figure maternelle à partir de rien, dans un monde démuni de femmes.


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C'est à une expérience surprenante que nous invite l'auteur, tragi-comique pourrait-on dire quand l'on voit un homme transformer son désespoir en folie.
Ce sont ces contre-vérités assénées à tout bout de champ qui font la beauté du texte où les images prennent forme et l'absence, la séparation de tout ce qui nous rend humain : les femmes, l'écriture, la lecture, la musique, la religion, la guerre...
Mais à l'absence répond le silence, non pas l'absence de bruit mais ce silence patiemment tricoté par l.âme pure, le silence qui apaise, qui donne à l'absence sa raison d'être, à la folie son exutoire.
Le roman se bâtit aussi sur une multiplicité des voix, des tons, des styles, ce qui lui donne toute sa richesse plus encore que l,exotisme discret qui l'accompagne.
Une lecture émerveillée qui s'enfonce dans l'humain et tous les recoins du désespoir ou de la résistance mentale.

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La saudade , cet état de tristesse empreinte de nostalgie si cher à nos amis portugais et galiciens ,va vous harponner dès les premières lignes de ce somptueux roman de Mia Couto auteur du Mozambique, de langue portugaise ,
C'est Mwanito ,enfant d'une dizaine d'années qui est le narrateur de ce roman ,Suite à la mort de sa mère Dordalma, son père a fui la ville pour aller se réfugier dans la réserve de chasse , un lieu perdu au milieu de la forêt, sans électricité , le ravitaillement étant assuré par Aproximado ,le beau frère de Silvestre Vitalicio,Il a emmené avec lui ses 2 fils ,l'ainé Ntunzi ,Zacaria Kalash ,le domestique ancien soldat et Jézibela ,l'anesse et compagne de Silvestre,Pour le père l'Autre monde n'existe plus , Leur refuge appelé Jérusalem ,terre où Jésus devait se décrucifier,n'accepte aucune dérogation à la règle, pas de femmes , pas de livres , pas de papier pour écrire,Silvère de père autoritaire va vite disjoncter et devenir tyrannique , oscillant entre la réalité forgée par ses soins et la confusion la plus totale
Seul Mwanito, trouve grâce à ses yeux, cet enfant , né pour se taire, lui apporte par la qualité de ses silences le repos espéré , il l'appelle l'accordeur de silence,
Un beau jour cet équilibre précaire éclate en mille morceaux avec l'arrivée d'une femme Martha venue de Lisbonne pour rechercher de son mari,

Ce texte , surprenant au premier abord , est un pur bonheur ,il faut seulement accepter d'écouter la musique de la langue de Mia Couto, la poésie est là ,il suffit de tendre l'oreille et de se laisser bercer ,,,,Dépaysement assuré
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La nouvelle Jesusalem accueille une famille pour le moins atypique : il y a Mwanito, le narrateur, jeune garçon de 11 ans, son grand frère Ntunzi, le papa, Silvestre Vitalicio, qui est le fondateur de la nouvelle Jesusalem, et son bras droit et homme à tout faire, l'ex-militaire Zacaria Kalash. Voilà, avec l'ânesse Jezibela, les seuls et uniques habitants de la cité. le ravitaillement est assuré mensuellement par l'oncle Aproximado, seul humain de "l'extérieur" à être admis au sein de la cité.
Mwanito est plutôt jaloux de son frère, plus grand, qui se rappelle la vie d'avant. Mais ce frère, c'est aussi son compagnon de jeu, le mentor qui lui apprend ce qu'est une femme (Mwanito n'en a jamais rencontré), à écrire là où l'écriture est proscrite, et c'est aussi le rebelle, celui qui tente de faire fléchir le régime tyrannique du père fondateur.
Mais cet équilibre uniquement masculin et très précaire est remis en cause le jour où l'oncle Aproximado amène, en même temps que son chargement, une jeune portugaise venue dans la réserve faire des photos de hérons. Avec elle souffle un vent de liberté et d'anarchie, le gout du dehors et celui de la vie, et le souvenir de Dordalma, la mère qui manque tant à Mwanito.

Autant avouer tout de suite : je suis absolument et résolument tombée sous le charme de ce roman énigmatique de Mia Couto. A la fois fable, roman initiatique, roman fantastique, cri déchirant d'un fils pour sa mère, d'une femme pour son mari, ou d'un écrivain pour son pays, la langue utilisée est pleine de musique et de poésie, de vent et de soleil, du parfum des fleurs et de chaleur, d'amour et de tristesse, de Saudade, comme la chanson de Cesaria Evoria de même nom (Sodade ?).
Le récit est scindé en trois livres ; le premier passe en revue les différents habitants de Jesusalemem ; le second débute avec la venue de la femme, Marta, qui évoque son amour pour son mari disparu avec une justesse et une beauté sublime, et le départ forcé de Jesusalem ; le dernier livre est celui des explications, et révèle les secrets de l'histoire de cette famille.
Mia Couto n'a eu aucune difficulté pour me projeter dans la bulle fantasmagorique créée par Silvestre Vitalicio. Métaphore du refoulement du deuil, de la détresse, de l'amour, de la culpabilité, L'accordeur de silence est aussi un hymne à la vie, à l'enfance, à l'amour, au désir. Une splendeur, et un vrai coup de coeur.
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« Et chaque silence est une musique à l'état de gestation » pourrait en une seule phrase résumer le plus récent roman de Mia Couto, l'une des voix les plus intéressantes de la littérature contemporaine, lequel réinvente le monde et la langue à chacun de ses livres.

Cette fois-ci, il nous entraîne dans une zone retranchée du monde des vivants, où se sont exilés le veuf Silvestre Vitalício, son beau-frère, un militaire et les deux fils de Silvestre, Ntunzi et Mwanito. Or, si quatre personnages sur cinq ont des souvenirs de ce qu'était leur vie avant l'exil, de la disparue, de cette ville où ils vivaient, Mwanito, parachuté très jeune dans ce no man's land, n'en a pas.

Silvestre s'est installé là pour des raisons obscures, où il est question de mort et de morts, ainsi que de la fine limite qui sépare le monde des vivants de celui des morts. Peut-être voulait-il protéger les siens. Peut-être voulait-il mourir à son tour maintenant qu'est morte celle qu'il a (peut-être) tuée et autour de laquelle le roman se déroule comme une longue écharpe ne dénudant jamais entièrement le corps qu'elle dissimule. Peut-être cherchait-il là, dans ce lieu hors du monde, comment apprendre à vivre autrement, sans mémoire, dans l'oubli total et dans l'absence de mots, puisqu'il interdit à Mwanito la lecture et l'écriture. Mais c'est compter sans la complicité et l'amour de son aîné qui se chargera de transmettre au plus jeune son savoir, ses souvenirs et ses images, et d'en inventer au besoin quand ils commenceront à s'effriter.

« Nous ne vivons pas vraiment durant la majeure partie de notre vie. Nous nous consumons dans une longue léthargie, que, pour nous leurrer et nous réconforter nous-mêmes, nous appelons existence », raconte Mwanito qui a appris à accorder les silences pour qu'ils ne troublent plus personne, en particulier son père. « Chaque jour est une feuille que tu déchires, je suis le papier qui attend ta main, la lettre qui attend la caresse de tes yeux », écrit-il aussi alors qu'il tente de comprendre la vie, le destin, ce lieu que son père a choisi, et de deviner à quoi ressemblent les femmes, jusqu'à ce que l'une d'elles s'aventure dans cette contrée et bouleverse la vie de chacun.

Une fois de plus, Mia Couto signe un livre émouvant, doont chaque chapitre s'ouvre sur un poème ou une phrase, ce qui nous donne le plaisir de (re)lire la grande poète Sophia de Mello Breyner Andresen et, en ce qui e concerne, de faire connaissance avec Adelia Prado. Un roman entre le conte et le roman, autour des racines, celles qui nous ancrent dans notre terre natale, celles que nous devons déployer pour (sur)vivre. Parce que : « Ce n'est pas en lui tenant les ailes qu'on aide un oiseau à voler. L'oiseau vole simplement parce qu'on l'a laissé être oiseau. »
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