Cette autobiographie de
Harry Crews, centrée sur quelques années de son enfance, est publiée pour la première fois en 1978 (l'auteur a 43 ans). Elle est aussi bouleversante que de nombreux lecteurs et critiques ont pu l'écrire, ponctuée d'événements épouvantables et traumatisants sur fond de misère noire, dans le monde agricole de l'entre deux guerres.
Enfant cabossé, martyrisé par les événements, le petit
Harry Crews est néanmoins habité par un espoir irrationnel, une soif de vie étonnante qui lui permet de surmonter les situations les plus terribles. D'une insatiable curiosité, il absorbe les légendes effrayantes, les croyances et les racontars qui imprègnent la vie des adultes qui l'entourent. Il est confronté à la misère et au malheur d'hommes et de femmes qui, ayant perdu tout espoir de mener un jour vie décente, ne voient parfois plus d'autre solution que de mettre fin à leurs jours. Il assiste ainsi au lent suicide d'un homme dans la boucherie où il travaille après les cours ; une scène hallucinante dont les effets sur le psychisme d'un enfant de six ans sont difficilement imaginables.
Ce texte nous confirme (s'il en était besoin) que
Harry Crews est un tendre. Son intelligence, sa sensibilité et surtout son absence de méchanceté rendent les tourments qu'il subit d'autant plus cruels et injustes. Il verse les larmes par litres mais se reconstruit toujours après, faisant preuve d'une précocité étonnante de par ses facultés de discernement et une saine appréhension du bien et du mal, fort solidement ancrée. Ainsi, ses premiers contacts avec la religion lui inspirent un constat limpide et sans appel :
"L'enfer venait avec Dieu, main dans la main. (...) c'était un endroit avec des fourches, des démons et des lacs de feu qui brûlent éternellement. Dieu avait inventé un endroit comme
ça rapport à ce qu'il nous aimait tellement. (...) Il avait – disait l'évangéliste – envoyé Son Fils se faire donner des coups de ronces et du vinaigre à boire et même se faire clouer à un arbre pour les mêmes prétextes d'amour. Je ne pouvais pas imaginer un être pareil."
Des mules et des hommes est remarquable pour cela : impossible à la fin de ne pas tomber sous le charme de ce bonhomme aujourd'hui parcheminé, impossible de ne pas aimer de toute notre âme ce petit garçon malmené par la pauvreté. Même si ce texte ne possède pas le souffle puissant et continu qui vous emporte d'un coup du début à la fin (ce défaut de liant étant quasi inévitable dans un récit reposant essentiellement sur des souvenirs épars), il n'en demeure pas moins indispensable pour qui a un jour été saisi par la prose de Crews ; on peut parier sans gros risque qu'il s'agit à peu de chose près de tous ceux qui ont un jour ouvert l'un de ses livres.
En guise de post scriptum : Crews n'est pas le premier auteur de romans noir à coucher sur le papier son enfance difficile. Son aîné de 18 mois seulement, Ed Bunker, autre enfant terrible de la littérature américaine, s'est également raconté sous une forme romanesque d'abord (Little Boy Blue / La bête au ventre) puis plus classiquement dans une autobiographie (L'éducation d'un malfrat), livres dans lesquels il montre comment, exposé très jeune aux brimades, frustrations et autres mauvais traitements, il s'est mué en un rebelle à toute autorité, capable d'une sauvagerie extrême pour sauvegarder ses intérêts. On a là deux parcours très différents, quasiment opposés mais aussi édifiants l'un que l'autre, qui nous ont donnés deux brillants écrivains, un combattant et un observateur empathique, tous deux révélant à leur manière la misérable condition d'une frange de l'humanité que la recherche du confort impose d'ignorer.