Encore et toujours à faire à profusion mon matin de pluie. Dans un recoin du corps la gueule tenue tapie en respect par le visage. Les jambes comme ôtées pourtant. Les yeux pour personne. Le souffle dans le ventre. Et le ventre remué comme la terre lorsqu'une bête nocturne est venue fouir et gratter. Le visage de plus en plus difficile. Alors la gueule. Douce et lente et chaude. Amoureuse la gueule. Puis plus douce encore. Plus lente. À profusion la pluie la gueule amoureusement. Et le visage impossible à tenir.
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*
Quelquefois la gueule s'agite pendant le visage. Réclame qu'on lâche le visage illico. Mais on ne peut pas larguer le visage comme ça. Parce qu'il y a l'autre. Les autres. Parce qu'on est en voiture au magasin au travail en réunion. Alors c'est l'affrontement bras de fer entre gueule et visage. Avec écartèlement d'épaule.
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[ Faire mon matin ]
C'est comme pratiquer un exorcisme. Ça
délivre du connu. Préserve de le raconter encore
et encore. Parce que ce qu'on sait pourrait se
fêler fendre crevasser et laisser passer de l'insu.
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LA PLUIE POUR FAIRE LE MATIN
Extrait 1
La pluie pour faire le matin. La pluie les
verts plus quelques blancs qui sont comme une
autre catégorie de verts. Épuisante éreintante
la pluie. Et éreintante la mort d’Yves Bonnefoy
avant-hier. Je pense à mon oncle Camille qui
était là durant l’enfance. Qui était là comme la
pluie. Un homme qui ne disait rien. Ne faisait
pas de bruit. Se retirait toute la journée dans sa
chambre. Se déplaçait sur des patins de feutre
pour ne pas rayer le parquet. Éteignait tôt.
Bougeait son grand corps le plus précaution-
neusement possible dans l’appartement rue
des Déportés. …
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Faire mon matin…
Faire mon matin ça soulage quelque chose
dans le corps. C'est le souffle dans le ventre le
regard qui ne voit n'entend n'y est pour per-
sonne. Ce sont les yeux sourds mi-clos comme
si on dormait. Mais sans dormir. C'est gueule et
ça soulage.
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LA PLUIE POUR FAIRE LE MATIN
Extrait 2
Un homme sans visage (aucune
photo de lui dans les albums de famille). Sans
voix. Un objet invisible parmi les psychés et les
pendules faussement Empire du salon. Un jour
l’oncle n’a plus été là. Transparente sa mort. À
la place un vide insoupçonné. Inversement pro-
portionnel à sa présence dans l’appartement.
Un vide ouvert à un questionnement sans repos
ni réponse. Yves Bonnefoy était un peu comme
ça. Tranquillement là. Tranquillement dans
ma vie jusqu’à l’oubli. Puis cette mort qu’on
ne s’était jamais figurée. Et le même éreinte-
ment sans réponse.
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