Le héros de l'histoire, Tartarin, est aussi le héros de Tarascon car « Comme chasseur de casquettes, Tartarin n'avait pas son pareil ! ». Faute de gibier, ce sport, de toute évidence ridicule aux yeux d'
Alphonse Daudet (à une époque où le ball trap n'existait pas), est davantage qu'un pis-aller pour les tarasconnais et Tartarin en est le champion hors catégorie. Lecteur féru d'aventures et frustré de vivre dans son petit village paisible où les « teurs » ne se bousculent pas, Tartarin a le verbe haut et confond souvent rêves et réalité. « Tartarin n'était pas un menteur. Comme tout homme du midi, il ne ment pas, il se trompe ! » Grave erreur que cette ultime fanfaronnade ; il vend la peau d'un lion de l'Atlas avant de l'avoir tuée !
Tous ne sont pas aussi oublieux que lui, et des esprits moqueurs le font glisser hors de son piédestal confortable. Son moi-Don Quichotte, qui ne s'occupait que de communication jusqu'alors, décide enfin de passer à l'action !... au grand dam de son moi-Sancho Pancha qui se contenterait de patachonner… Il quitte son village pour Marseille et s'embarque pour l'Algérie en se jurant de ne revenir qu'une fois avoir tué un lion. Après tout, il a toujours su qu'il avait l'étoffe d'un aventurier !
Mais vouloir et pouvoir sont deux choses différentes. Son aventure s'avère vite mal embarquée, au sens propre comme au sens figuré, souffrant du mal de mer tant en bateau qu'en chameau, le pauvre Tartarin va de désappointements en déceptions ; l'Algérie ne regorge pas plus de lions que de « teurs » même si les lièvres qui manquent à Tarascon semblent s'y plairent... Et notre héros candide dans son accoutrement ridicule et avec son attirail de guerre a l'air d'un pigeon et ne tarde pas à se faire rouler comme une barrique par un « prïnce » et une mauresque.
Finalement, Tartarin a le mérite d'être persévérant à défaut d'avoir le sang-froid d'un Indiana Jones, « Où serait le mérite si les héros n'avaient jamais peur ? », il parvient à tuer un lion apprivoisé et attaché…qui ressemblait à s'y méprendre à un lion sauvage !
Dans la dédicace de ce livre truculent,
Alphonse Daudet semble nous mettre en garde. « En France, tout le monde est un peu de Tarascon ». Mais contre quoi au juste ?
Aurions-nous ce même péché mignon à savoir de chanter nos « propres » louanges et d'avoir l'honneur un peu mal placé ? En plein marasme, un malotrus osa, seul, lui dire la vérité, à savoir qu'il n'y avait plus de lions à chasser dans l'Atlas. Affirmant le contraire, Tartarin n'a pas hésité à se présenter comme un chasseur de lions, ami proche du plus grand d'entre eux M. Bombonnel, Or le malotrus en question n'était autre que Bonbonnel lui-même.
Ou peut-être qu'il nous arrive de souffrir d'une drôle de forme de cécité qu'on pourrait appeler de l'optimisme aveugle ; Tartarin voit les choses telles qu'il voudrait qu'elles soient et non telles qu'elles sont. Ainsi, il confond un « bourriquot » avec un lion, une ombre devient un « Teur », un arnaqueur devient un « prïnce ». Ce dernier parvient à mettre Tartarin dans les bras de Baïa, une fille de joie, lui faisant croire qu'il s'agit de l'inconnue dont il a croisé le regard quelques jours plus tôt ! « Au premier abord, elle parut au Tarasconnais plus petite et plus forte que la Mauresque de l'omnibus... Au fait, était-ce bien la même ? Mais ce soupçon ne fit que traverser le cerveau de Tartarin comme un éclair. » Notre héros prendre n'importe quelle vessie pour une lanterne !
Le livre est aussi une douche froide pour tous ceux qui fantasment ces contrées exotiques et lointaines (RyanAir n'existait pas à l'époque) qui étaient alors colonisées. « Curieux spectacle pour des yeux qui auraient su voir… un peuple sauvage et pourri, que nous civilisons en lui donnant nos vices ».
Alphonse Daudet renvoie dos-à-dos la colonisateurs et colonisés « La justice sans conscience de caïds à grosses lunettes, tartufes du Coran et de la loi […]. Des caïds libertins et ivrognes, anciens brosseurs d'un général Yussuf quelconque, […] » « les colons dans les cafés entrain de boire l'absinthe ». Il est également très critique sur l'intérêt de la colonisation : « le grenier de la France !...Grenier vide de grain, hélas ! et riche seulement en chacals et en punaise ! ».
Mais tout est bien qui finit bien. Tartarin réalise son erreur et la chance lui a souri d'une certaine manière. Aussi, l'aventure se termine en un double pied-de-nez.
D'abord, en Algérie où il prend sa revanche sur le « muezzin (ie un imam) qui, du haut de sa tour, tout en chantant ses prières, faisait sous votre nez des déclarations à la petite, et lui donnait des rendez-vous en invoquant le nom d'Allah ». Il prend la place de celui-ci laissé à son « verre d'absinthe fraîche, qu'il battait religieusement », et appelle les croyants à la prière avec des mots qui vaudraient des menaces de morts à son auteur de nos jours s'il était dans un état permettant l'exécution d'une telle menace, jugez plutôt : « La Allah il Allah… Mahomet est un vieux farceur… L'Orient, le Coran, les bachaghas, les lions, les Mauresques, tout ça ne vaut pas un viédase !... Il n'y a plus de Teurs. Il n'y a que des carrotteurs… vive Tarascon !... ».
Alphonse Daudet qui a voyagé dans une Algérie d'un autre temps, n'aurait sans doute pas parié sur le regain religieux actuel, lui qui écrivait que « les derniers croyants de la ville haute se frappaient dévotement la poitrine ».
Le second pied-de-nez est celui du destin, qui sourit enfin à notre Tartarin, qui n'en demandait pas tant. Son retour, tout aussi chaotique que l'aventure, se termine en apothéose bien malgré lui. Tout Tarascon célèbre son héros à son arrivée à la gare du village ! Il revient avec une peau de lion et un chameau-sparadrap, dont Tartarin n'a jamais pu se défaire, et dont l'apparition inattendue et spectaculaire sublime ce retour triomphal et met la joie des tarasconnais à son comble. Coquin de sort !