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FRERES MIRONTONS
Pour le rond, pour le dix et pour la terre jaune,
Une chiée a la dent, mais j'ai l'estomme en vrac
A les imaginer, deux par deux, cul à trac
La dossière et le zob à la mode d'Ancône.
Tel empapahouta chez nous demande aumône
Aux louchébems ou aux sergots ou même aux macs,
Tels autres sont mordus pour des girons, des jacks
Pour un télégraphiste, enfin pour un beau môme,
Les frères mirontons n'en demandent pas tant,
La ficelle, elle seule, émeut leur palpitant,
Par discipline ils se font donc dorer la rose.
Passe encor de se faire emmancher par un dur
Ou d'aller au petit d'un mignon, d'un pas mûr,
Mais pour l'oberleutnant se défoncer la prose !
Rue Aubry-le-Boucher (en démolition)
Rue Aubry-le-Boucher on peut te foutre en l'air,
Bouziller tes tapins, tes tôles et tes crèches
Où se faisaient trancher des sœurs comaco blèches
Portant bavette en deuil sous des nichons rider.
On peut te maquiller de béton et de fer
On peut virer ton blaze et dégommer ta dèche
Ton casier judiciaire aura toujours en flèche
Liabeuf qui fit risette un matin à Deibler.
À Sorgue, aux Innocents, les esgourdes m'en tintent.
Son fantôme poursuit les flics. Il les esquinte.
Par vanne ils l'ont donné, sapé, guillotiné
Mais il décarre, malgré eux. Il court la belle,
Laissant en rade indics, roussins et hirondelles,
Que de sa lame Aubry tatoue au raisiné.
REVEILS
Il est étrange qu'on se réveille parfois en pleine nuit
En plein sommeil quelqu'un a frappé à une porte
Et dans la ville extraordinaire de minuit de mi-réveil et
de mi-souvenir
des portes cochères retentissent lourdement de rue en rue
Qui est ce visiteur nocturne au visage inconnu
que vient-il chercher que vient-il espionner
Est-ce un pauvre demandant pain et gîte
Est-ce un voleur est-ce un oiseau
Est-ce un reflet de nous-mêmes dans la glace
Qui revient d'un abîme de transparence
Et tente de rentrer en nous
Il s'aperçoit alors que nous avons changé
que la clef ne fait plus manoeuvrer la serrure
De la porte mystérieuse des corps
Même s'il n'y a que quelques secondes qu'il nous a
quitté
au moment troublant où l'on éteint la lumière
Que devient-il alors
Où erre t-il ? souffre t-il ?
Est-ce là l'origine des fantômes ?
l'origine des rêves ?
la naissance des regrets ?
Ne frappe jamais plus à ma porte visiteur
Il n'y a pas place à mon foyer et dans mon coeur
Pour les anciennes images de moi-même
Peut-être me reconnais tu
moi je ne saurai jamais te reconnais-tu
LA PETITE GERTRUDE
Aujourd'hui n'est pas mi-carême
Ni mardi gras
Pourtant la petite Gertrude met des bas bleus
Elle met des bas bleus sur ses jambes
Sont-elles jolies ?
La soie est-elle assez fine ?
Elle met des bas bleus aujourd'hui
Elle n'en mettra pas demain
Car elle n'en a qu'une paire de couleur
Et nous devons penser, lui faire l'honneur de croire
Qu'une femme comme elle change de bas
Comme de chemise.
[La géométrie de Daniel]
L'anneau de Mœbius
Le chemin sur lequel je cours
Ne sera pas le même quand je ferai demi-tour
J'ai beau le suivre tout droit
Il me ramène à un autre endroit
Je tourne en rond mais le ciel change
Hier j'étais un enfant
Je suis un homme maintenant
Le monde est une drôle de chose
Et la rose parmi les roses
Ne ressemble pas à une autre rose.
Et des bordes de l'océan à ceux de la Méditerranée déferla une marée d'incendies, de feu et de sang
Feu et sang
Jadis un coeur battait dans cette poitrine
Il ne battait que pour elle
Le coeur bat toujours mais on ne sait plus pourquoi
SIRENE
Il n'était pas une fois
un beau château au centre d'un désert
nul ne tentait d'en franchir l'accès
dans un bassin
y nageait une sirène
Il n'était pas une fois
ou plutôt si il était il était une fois
Il est encore au centre du désert
derrière les hauts murs
une sirène nageant dans un bassin
Solitude silence eau sans clapotis
Rien ne viendra t-il troubler
la nage régulière de la sirène
C'est elle immuable qui nécessite
Le mouvement des aiguilles sur les cadrans
C'est elle qui règne sur la respiration
Sur celle des amants et celle des dormeurs
Sur celle de celui qui rêve
Sur celle de celui qui aime
Sur celle de l'amante éperdue
Voici que l'orage se lève dans son uniforme d'encaisseur
Enjambe l'horizon
Se brise aux monts
Et dans la splendeur de l'arc-en-ciel
Se dérobe en un fleuve odorant
Se brise aux piles du prisme des couleurs
Sur la campagne agenouillée
Dans ce fleuve au bon parfum
Voici que nage la sirène
Immense dans le ciel à marée haute
Elle passe au-dessus des champs
au-dessus des villes
L'éclat de ses écailles est celui de l'éclair
Sa queue d'un mouvement lent
balaie les nuages
Le paysage retourne au soleil
La sirène à son palais lointain
Tout cela peut se voir
Quand l'orage gronde
Quand il s'enfuit sous l'arc-en-ciel
Mais il est d'autres orages
Il est des paysages du coeur
Il est d'autres sirènes.
CHANSONS BREVES
Depuis si longtemps que tu chantes
N'as-tu pas soif ? N'as-tu pas faim ?
J'ai soif ! mais la fontaine est lente
J'ai faim ! M'aimeras-tu demain ?
Vous n'aviez pas ces yeux ma chère
Tout cet avril qui fut le nôtre
J'y lis une phrase étrangère
J'y vois le souvenir des autres
Ma jalousie est semblable à la neige
Elle est monotone et pourtant
Elle recouvre, elle protège
Toute la gloire du printemps.
[État de veille]
RÊVES
[...] je plains ceux
Qui dorment vite et mal,
Et, mal éveillés, rêvent en marchant.
Ainsi j'ai marché autrefois,
J'ai marché, agi e rêvant,
Prenant les rues pour les allées d'un bois.
Une place pour les rêves
Mais les rêves à leur place.
[1936]