C'est un long monologue intérieur. A qui pourrait d'ailleurs s'ouvrir Alfa Ndiaye sinon à lui-même, homme noir parmi des blancs dont il ne connaît même pas la langue ? Un homme qui a quitté son village sénégalais de Gandiol pour servir, en tant que chair à canon, une patrie où il n'avait jamais mis les pieds, lui qui n'a même pas pris la peine de fréquenter, comme tant de ses camarades, une école coloniale aux discours nébuleux, aux enseignements inaccessibles. Son ami Mademba Diop, lui, y est allé. Il y a appris à lire, à écrire, à parler cet inintelligible français. C'est lui qui a voulu s'engager sur le front, rêvant d'un futur retour auréolé de reconnaissance, et surtout enrichi d'un pécule qui leur permettrait de quitter Gandiol pour monter une affaire en ville. Et on ne dit pas non à celui que l'on considère comme son "plus que frère".
Aujourd'hui, Alfa en est à se repentir de n'avoir pas abrégé les souffrances de Mademba, malgré les supplications de ce dernier qui, blessé lors d'un assaut, a agonisé dans ses bras pendant des heures avec les entrailles à l'air.
Plongé au coeur d'un massacre industrialisé et d'une extrême violence, hanté par la nécessité de conjurer, de réparer ce manquement vis-à-vis de son ami, il traque la nuit venue des ennemis isolés, qu'il achève après leur avoir coupé une main. Il met surtout un point d'honneur à abréger leurs souffrances au plus vite... Ses exploits nocturnes lui valent dans un premier temps les félicitations de ses voisins de tranchée, qui rient même de cette macabre collection de mains qu'il se constitue, mais l'admiration se transforme bientôt en crainte, et en rejet. On le prend pour un dëmm, un "dévoreur d'âme".
"Traduites" pour nous être accessibles, ses pensées nous parviennent sur un mode incantatoire, riches de métaphores, émaillées de redondances et de ce qui nous peut nous apparaître comme des bizarreries linguistiques, l'auteur tentant de rendre perceptible, saisissable, une expression mentale construite à partir de traditions orales, et du wolof.
Elles expriment la détresse liée à la brutale prise de conscience de l'homme face à l'inique cruauté du monde. Car Alfa le répète, il a désormais décidé de penser par lui-même, au-delà des règles, de l'établi. Il n'est plus dupe de la manière dont on les utilise, ces noirs dont on appelle à la "sauvagerie", comme une mise en scène grotesque, pour terroriser l'ennemi. Peut-être est-il fou, mais comment mesurer la folie d'un homme perdu dans celle de la guerre ? Il faut de toute façon être fou pour s'extraire du ventre de la terre en hurlant comme un sauvage pour aller se faire pulvériser... Mais si la douleur est tolérée -à condition de la garder pour soi-, la rage et la furie sont taboues, et celle d'Alfa devient gênante...
"Frère d'âme" est son long cri intérieur pour revendiquer son humanité, hurler qu'il n'est ni fou ni sauvage, mais un homme pris dans l'absurde sauvagerie orchestrée par d'autres hommes. Un homme qui pour supporter, au coeur de cette démence, son extrême solitude et son sentiment de culpabilité, s'est réfugié dans les tréfonds de son esprit en compagnie du souvenirs des jours où, vivant parmi les siens, il était lui-même.
Un roman avec une belle puissance d'évocation, qui s'essouffle malheureusement au fil du récit, les procédés stylistiques utilisés par l'auteur pour traduire au mieux les particularités linguistiques de son personnage finissant par lasser un peu.
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