Un réveil brutal. Notre héros, que l'on appellera ici Rodion, quelque peu fatigué par son manque de sommeil constant, était à présent perdu dans ses pensées. Comme obnubilé, véritablement absent du monde physique, il songeait à sa dernière lecture. Une oeuvre fortement réputée, intitulée
Crime et Châtiment, écrit par le grand
Dostoïevski. Il ne savait néanmoins absolument pas pourquoi, en cette matinée maussade, il pensait à ce livre. Rodion ne connaissait par ailleurs même pas pourquoi il avait entrepris cette lecture, et la raison pour laquelle il l'avait poursuivie jusqu'aux dernières pages demeurait mystérieuse, d'autant plus pour un bouquin de 650 pages. Ce n'était pas un lecteur accompli, et aborder une oeuvre si massive le repoussait, habituellement. Néanmoins, il avait été attentif et désireux de connaître le dénouement final, véritable attente prématurée mais justifiée par une si grande virtuosité de la plume. Notre héros restait posté ici, assis sur une chaise inconfortable, dans un appartement presque délabré et invraisemblablement vide.
Il repensait à ce personnage-là, Raskolnikov, et ne s'expliquait toujours pas le pourquoi du comment. Dans quel but ce crime a-t-il été accompli par cette même personne ? Pourquoi ne pas juste y penser, sans pour autant le réaliser et ainsi hériter du statut de criminel à la moralité douteuse ? Cette réflexion le hanta toute la journée, si bien que vers la fin de l'après-midi il alla se recoucher, fatigué par toute cette incompréhension abusive. Jamais un livre ne l'avait tant influencé, tant accroché. Rodion se réveilla le lendemain avec un mal de crâne insoutenable. Se penchant à son unique fenêtre de temps en temps, il apercevait dans la rue encore et toujours le même ivrogne, débauché aux propos nihilistes, allongé par terre, la bouteille d'alcool à la main. Tournant sa tête légèrement vers la droite, il constatait encore une fois la présence d'une jeune femme belle et charmante, vendant son corps par le biais de la prostitution aux alentours d'une maison close. Ce quartier malfamé le dégoûtait usuellement au plus haut point, mais ce jour-ci il l'observa longuement et y pris inconsciemment goût. Se rappelant inlassablement du Pétersbourg décrit par
Dostoïevski dans son oeuvre, son amertume croissait avec le temps et sa profonde mélancolie l'irritait, constatant avec effroi que les propos d'un livre sorti un siècle plus tôt correspondaient totalement avec la société d'aujourd'hui.
Dans la soirée, voulant se changer les idées, Rodion décida alors de sortir boire un verre au bar du coin, endroit regroupant à lui-seul les personnes les plus misérables et infâmes que ce monde porte sur son dos. Il se saoula là-bas comme jamais, et crût pendant une fraction de seconde apercevoir à l'extrémité, caché dans la pénombre sous un pilier, Marmeladov ! Il ne savait absolument pas si son esprit lui jouait des tours ou bien si ce personnage de roman était bien là, juste devant lui, racontant probablement à un nouvel initié son parcours grotesque. Rodion resta cependant assis sur son tabouret le reste de la soirée, et rentra chez lui tard, très tard. Sur son chemin, il croisa une femme aux attraits étrangement similaires à ceux de Sonia, mais la nuit et le manque de clarté suffit à le convaincre qu'il était bourré et qu'en conséquence il ne maîtrisait pas ses pensées. Rentré dans son pitoyable appartement, il se jeta sur son lit à moitié déchiré et dont les couleurs paraissaient à présent invisibles tant il était usé. Soudainement, il sentit quelque chose. Comme si on l'espionnait. Cette présence qui n'était pas la bienvenue ici le dérangeait de plus en plus. Les bruits semblaient venir du mur situé à gauche de son lit, et il en déduisit alors qu'une personne inconnue le guettait dans l'appartement d'à côté. Rodion ne savait quoi faire, devait-il agir ? Devait-il s'immiscer dans la maison d'autrui et y provoquer un scandale pour une simple impression qui le préoccupait depuis à peine cinq minutes ?
Il n'en fit rien. Cette nuit fût particulièrement étrange, ses rêves s'entremêlaient et se transformaient subitement en des cauchemars horribles. À l'aube, une multitude de cris le réveilla subitement en sursaut ! Rodion trébucha de son lit et s'écrasa brutalement sur le parquet fragile et crade. La rage monta en lui, son envie de gueuler et de tabasser le monde entier l'habitait. Il accourra voir ce qui se tramait dans le quartier et fût pris d'une convulsion. En effet, là-bas, sur la grande place, entouré par une foule aux abois le scrutant comme un monstre, il le vit. Raskolnikov ! Planté ici, au beau milieu d'un endroit misérable et sale, à genoux. Il criait une seule et même phrase «Je suis l'assassin ! C'est moi, j'ai tué la vieille !». C'était peut-être bien lui qui l'écoutait le nuit dernière. Les autorités firent leur apparition, et l'embarquèrent violemment, lui passant les menottes au poignet tandis que ses pleurs se perdaient dans l'oubli. Rodion se rappela alors cette oeuvre,
Crime et Châtiment, puis il fut pris d'une lumière, et savait à présent pourquoi un livre, simplement des mots assemblés sur du papier lui-même relié pour former un tout divin, l'avait tant influencé ! Il savait pourquoi ce bouquin était le meilleur qu'il avait jamais lu, pourquoi toutes les thématiques abordées, tous ces personnages pauvres et délaissés, toute cette écriture sublime et inégalable l'avaient tant scotché ! Oui, tout ce qui était dans ce livre l'atteignait au plus profond de son coeur, car c'était la vie de tout le monde ! Une vie désillusionnée rythmée par la pauvreté. Jamais un seul et même homme n'avait tant exploré les méandres de la psychologie humaine. Cette oeuvre était son testament, sa vie retranscrite sur du papier, mais c'était également la vie de tout le monde, les pensées, délires et remords que l'on éprouve constamment à la suite d'un acte douteux, notre châtiment qui s'en suit et qui nous touche au plus profond de nous sans même qu'on ait été jugé devant un tribunal ou une quelconque cour. C'est les relations que l'on entretient, les jugements que l'on tient envers les riches et les pauvres, les vies moroses et cyniques qui se présentent à nous !
Peu importe le crime que Raskolnikov avait commis, il voulait le pardonner, mais ne le pouvait pas. Bon sang, pourquoi avoir commis ce crime ? Sans aucune raison ! Sans aucun motif valable ! Tandis que tu t'inventes des excuses infondées qui te conviennent à toi, toi Raskolnikov, être qui était promis à une si grande destinée, et qui se retrouve aujourd'hui en prison pour des années et qui même à son retour devra affronter la dure réalité de la misère ! Qu'est-ce qui t'a pris ?! Et pourquoi suis-je si intéressé par cette affaire, qui paraîtra dans le journal comme n'importe quel autre fait divers ?!
Rodion tressaillit mais se ravisa instantanément, puis médita. Durant les années à venir, il quitta ce piteux appartement et suivit avec ardeur l'affaire Raskolnikov. Il attendait avec impatience le jour de sa libération, où il pourrait alors oublier tout cela. Il attendait, et attendait encore, ce bagne devait prendre fin ! Mais cette même fin n'apparaîtra que dans une autre histoire, celle de la rénovation progressive d'un homme perdu en lui-même, qui le présentera sous un autre jour, soigné de ses pêchés, un homme libre. Car ce récit est à présent terminé.
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