Immense roman de
Dostoïevski qui réalise là une oeuvre totale, littéraire, philosophique, mystique, intrigue policière et chronique judiciaire, en même temps qu'un survol de la Russie du XIXème siècle.
Les personnages ne sont pas nombreux, le père Fiodor Pavlovich son fils d'un premier lit Dmitri Fiodorovitch, et les suivants nés d'un second mariage, Ivan Fiodorovitch et Alexeï (Aliocha) Fiodorovitch. Tous ont le même patronyme, Karamazov.
Les deux épouses-mères n'ont pas fait long feu, et les enfants, délaissés par leur père, ont été pris en charge au début par Grigori, un domestique, et son épouse, puis par des parents, avant de revenir au foyer. Quant à Smerdiakov, fils de la “Puante“ (une sans-domicile, “innocente de village“), il fait office de cuisinier dans la maison Pavlovich, et pourrait être le fils illégitime de Fiodor (qui aurait violé sa mère).
Un conflit oppose le père et Dmitri. Fiodor Pavlovich Karamazov, riche propriétaire mais près de ses sous, est présenté comme un personnage inconstant, un ivrogne, un “bouffon“, incohérent dans ses propos et colérique. Dmitri a eu une enfance agitée ; orphelin de sa mère à trois ans, il prétend avoir hérité d'elle une belle somme que son père aurait dilapidé, d'où conflit. Un conflit aggravé par leur rivalité à propos de Grouchenka, une jeune femme qu'ils convoitent l'un et l'autre.
Dmitri est, comme son père Fiodor, un personnage primaire, impulsif, soumis à des pulsions affectives et à des passages à l'acte. Ivan est intelligent et cultivé, un brin taciturne, il vit à Moscou. Alexeï a dix-neuf ans, c'est un grand naïf, un altruiste, un garçon pudique, devenu moine après avoir rencontré le charismatique starets (un quasi saint) Zossima, à qui il abandonne sa volonté et sa personne.
Tout ce monde se retrouve au monastère en présence du starets, qui conseille et bénit les personnes venues le consulter. Ils sont tous là pour tenter de dénouer la question de “l'héritage“ de Dmitri. le père s'installe dans son rôle de bouffon, que le starets démonte, mettant le doigt sur les conséquences des mensonges à soi-même que commet Fiodor. Une discussion s'engage autour des rôles de l'État et de l'Église : faut-il les maintenir séparés ? faut-il que l'État se transforme en Église ? L'immortalité de l'âme est aussi un sujet de controverse. le père et le fils en viennent à s'accuser l'un l'autre de s'approprier Grouchenka, alors que Dmitri a déjà séduit Katerina Ivanovna. La réunion et le repas qui suit, tournent court.
La séduction de Katerina par Dmitri a lieu sur un fond de trois mille roubles transitant de Katerina à Dmitri puis de Dmitri à Grouchenka: en effet la somme que Katerina a confié à Dmitri pour qu'il l'envoie à sa soeur à Moscou, est dépensée avec Grouchenka. Cette somme de trois mille roubles est aussi une promesse que le père Fiodor fait à la séductrice Grouchenka pour l'attirer à lui. Il les garde sous son oreiller.
S'ensuivent un certain nombre de rebondissements au centre desquels se situent l'amour que Dmitri voue à Grouchenka, la rivalité que cela lui vaut de la part de son père, l'amour de Katerina Ivanovna pour Dmitri, celui d'Ivan pour cette dernière, enfin celui de la très jeune Lise pour Alexeï. Il faut ajouter à ce sac de noeuds l'amour ancien que Grouchenka a pour un fonctionnaire polonais vivant en Sibérie.
On retiendra l'épisode qui emmène Alexeï dans la famille Sneguirev très pauvre, avec une fille handicapée, dont le père ancien officier humilié par Dmitri porte son honneur plus haut que sa misère. le fils adoré de la maison, Ilioucha, avait agressé Alexeï peu avant en lui mordant la main.
Autre moment fort du roman, ce conte qu'Ivan rapporte à son frère Alexeï, “
le Grand Inquisiteur“ : il imagine la rencontre à Séville au XVIe siècle entre Jésus revenu sur terre et un Inquisiteur qui veut le voir monter sur le bucher, l'accusant d'avoir infligé à l'humanité le fardeau de la liberté, laquelle peut déboucher sur le Mal. Rejetant le miracle et d'autres tentations, Jésus prône le libre arbitre. Plutôt que par la liberté de croire ou non, l'Inquisiteur veut imposer la foi par la contrainte ou la peur. Libérant ainsi l'homme du poids douloureux du choix, respectant son manque de volonté, sa faiblesse inhérente, il oeuvre finalement à son confort, à un bonheur facile.
La quête de Dmitri consiste à trouver trois mille euros pour les restituer à Katerina Ivanovna à qui il les doit, puis pour partir avec Grouchenka pour une nouvelle vie. Il multiplie les initiatives auprès de créanciers possibles, sans succès. Il va chez son père, persuadé d'y trouver Grouchenka. le récit s'interrompt...
Il reprend sans tarder avec Grigori qui a entendu Dmitri dans le jardin, lequel lui assène un coup de pilon sur le crâne, le laissant inconscient, mais vivant, et s'enfuit. Faisant état de la détention d'une liasse importante de billets auprès d'une connaissance, Perkhotine, il paraît suspect, du sang sur les mains et détenant cet argent qu'il n'avait pas un peu plus tôt.
Il finit par retrouver Grouchenka qui, elle même, festoyait avec son amour polonais dans un village proche. Il dépense son argent dans une auberge, à boire, convoquer des femmes et des musiciens. Grouchenka délaisse son officier polonais, réalisant son amour pour Dmitri.
Des représentants de la police et de la justice interrompent alors la fête, inculpant Dmitri du meurtre de son père. S'il reconnait avoir porté un coup qu'il pensait mortel - à tort - à Grigori, Dmitri nie avoir tué son père. Il accuse Smerdiakov.
La suite est comme une longue - très longue et très détaillée - chronique judiciaire, qui n'épargne au lecteur aucun détail, matériel ou psychologique des plaidoiries du procureur accusateur et de l'avocat de la défense, illustre personnage venu de Saint-Petersbourg. Les arguments s'étalent sur de très nombreuses pages. Il apparaît difficile d'innocenter Dmitri tant les preuves s'accumulent contre lui, et pourtant le lecteur retient les aveux de Smerdiakov avant son suicide, aveux que les plaideurs semblent négliger. Une certaine énigme littéraire persiste.
Ce gros roman est émaillé de multiples bifurcations, chapitres ou passages consacrés à des considérations religieuses, mystiques ou philosophiques : sont abordés les thèmes de la foi, de la fidélité au Seigneur ou du reniement de Dieu, de l'immortalité de l'âme, de l'athéisme et de l'existence même de Dieu qui pourrait n'être qu'une invention de l'Homme, etc.
Plus politique, le débat sur la séparation de l'Église et de l'État ou leur fusion. Plus visionnaire, la réflexion d'Ivan Karamazov, l'athée, “Si Dieu n'existe pas, tout est permis“, l'homme est livré à lui-même, la société se dissout.
Là sont les craintes de
Dostoïevski, la désunion de la famille, illustrée par les dissensions des Karamazov, père et fils, prémisse de celles de la société et de l'humanité même. L'auteur se passionne pour le destin de l'homme, déchiré entre le Bien et le Mal, entre un désir universel de liberté et un besoin de contraintes, par exemple exercé par la morale. À cet égard, le passage sur “
Le Grand Inquisiteur“ illustre bien l'angoisse que semble générer chez l'auteur l'existence du libre-arbitre chez l'Homme.
Mais il ne faut pas négliger la force du romanesque chez
Dostoïevski, ce talent incroyable pour évoquer les passions humaines, que le registre soit celui de l'embrasement amoureux ou de l'exécration haineuse.
Ce roman n'est pas d'un accès aisé, mais il est captivant.