Empathie. C'est à mon sens- avec ceux de "humour noir" - le mot qui résume le mieux mon sentiment, une fois refermé l'excellent
Avenue des Géants de
Marc Dugain.
Sentiment bien paradoxal car il s'agit , comme on sait, de la confession d'un schizophrène paranoïde , al Kenner dans le roman, responsable de dix meurtres, qui n'est pas né de l'imagination de
Marc Dugain, mais s'inspire très largement de la vie criminelle d'Ed Kemper, l'ogre de Santa Cruz, qui a défrayé la chronique depuis le jour où il assassine à quinze ans, ses grands-parents - jour historiquement célèbre puisqu'il est aussi, par le plus grand des hasards, celui de l'assassinat de JFK. Soigné et prétendûment guéri, il poursuit sa carrière criminelle dans une Californie traversée par les mouvements de la contre-culture hippie et une Amérique déchirée par la guerre de Vietnam.
Al est un monstre:par la taille - 2,20 m- et par l'esprit -une intelligence hors du commun. Il en devient un aussi par les actes.
Mais en lui donnant la parole, qu'il s'agisse du vieux prisonnier féru de lecture face à Susan, une visiteuse unique et énamourée, ou du jeune délinquant face à ses pères de substitution - Leitner, son premier psychiatre, mort malencontreusement, trop tôt pour guérir son patient, ou le chef des enquêtes criminelles de Santa Cruz, un certain Duigan, au nom singulièrement anagrammatique de l'auteur- en lui donnant la parole, donc, le roman nous force à entrer en empathie avec cet étrange personnage.
Si le récit s'attarde sur le meurtre fondateur, il sonde beaucoup plus les pensées, dérangeantes mais souvent décapantes d'al sur la société qui l'entoure, sur son époque, les écrivains, les hommes politiques qui la marquent, et surtout son regard sur la famille, son père démissionnaire, son épouvantable mère . Les meurtres les plus sanglants sont presque passés à la trappe, et se bousculent dans les dernières pages, car l'intérêt n'est pas là.
Comme Duigan, comme Leitner , comme Susan, nous avons connu un homme.
Un monstre, sans doute, un fou, sûrement, mais viscéralement attaché à se comprendre, se connaître, s'expliquer et nous avons pour lui empathie ... et presque une forme de tendresse.
Il nous fait rire aussi avec ses aphorismes pas si saugrenus que cela.
Un Candide assassin dans une époque de bruit et de fureur, où le flower power semble complètement utopique, déjà miné par l'ombre noire de Manson.
Belles échappées en moto dans le wide wide West américain et immersion dans le trou noir et béant d'une solitude ravageuse,
Avenue des Géants permet tout cela.
Un voyage palpitant, dépaysant, attachant. Une vraie réussite,