Pour ne pas trop perdre le nord dans le flot de la rentrée littéraire, ce roman est tout indiqué. Jeu de mot facile, désolé, mais je trouve le dernier opus de
Mathias Enard - déjà auteur de
Zone (2008) ou encore
Rue des voleurs (2012) - fort recommandable. Cette
Boussole-là indique en vérité l'Est. le Niortais
Mathias Enard a étudié l'arabe et le persan à l'Institut des langues orientales, et on sent que c'est un connaisseur du Moyen-Orient.
Concernant l'Orient, « Les journalistes s'occupent de la douleur et de la mort » explique-t-il pour exprimer la vision que les médias ont de cette partie du monde, ne mettant en avant que les horreurs des conflits de Syrie, d'Irak, d'Afghanistan, de Palestine… Terrible liste. le personnage central de
Boussole, Franz Ritter, nous montre autre chose, et on le suit volontiers dans ses méditations.
Qui est ce Ritter ? Un musicologue autrichien, viennois plus précisément et ce détail est primordial dans le fil du récit ; intellectuel velléitaire, très malade, il passe une longue nuit d'insomnie où les rêveries, les souvenirs amers et joyeux, se bousculent. L'action se situe dans l'espace clos de sa chambre, à Vienne, la « Porta Orientis », « mais sur quoi ouvre-t-elle ? », questionnement fondamental de ce roman fleuve… qu'il soit Tigre, Euphrate ou Nil, d'ailleurs. (Désolé, je ne peux pas m'en empêcher.)
Franz se raconte, de la Styrie à la Syrie, entre émerveillement et humour, comme un bilan de vie ; le récit de son existence s'entrecoupe de lettres, de mails. Stylistiquement le livre est audacieusement complexe, méandreux. On est frappé (un peu heurté même) par l'érudition de Ritter – donc celle d'Enard - : les références se multiplient. de fait, l'Orient de Ritter peut « désorienter », on se perd parfois, c'est tant mieux peut-être, même si l'on peut légitimement se sentir un peu découragé face à l'éparpillement et aux digressions d'un récit quand même un chouïa prétentieux. Parfois même indigeste comme un bol de loukoums.
Mais bon, on continue : des rencontres, des croisements, il faut apprendre à se perdre (on n'a pas trop le choix quand on a fait peu d'études comme moi...). On se laisse mener. Les heures d'insomnie de Ritter créent des ponts multiples, des passerelles infinies, entre Orient et Occident, en littérature, poésie, peinture, architecture, musique, fantasmes en tous genres… Se succèdent mille et une références de livres, thèses, oeuvres d'art, sur un ton quelquefois un peu docte. Enard nous propose des voyages dans l'espace, à Istanbul, Damas, Alep, Téhéran, et toujours plus vers l'est, dans tous les lieux fréquentés par ce bon Ritter et sa Sarah, la femme aimée, dans tous ces lieux où bringuebalent leurs passions orientalistes, leur amour plus ou moins contrarié. Voyages dans le temps aussi, celui de l'histoire fait d'absences et de retrouvailles de ces deux êtres passionnés et celui de la grande Histoire avec l'évocation des grands empires (ottoman, perse, abbasside…) ou des révolutions (arabes en 2011, iranienne en 1979...), et l'on croise la route de personnages prestigieux, de Lawrence d'Arabie à
Goethe, de Mahler à
Rimbaud, de
Khayyam aux maîtresses de
Flaubert.
Dans l'ensemble touffu et labyrinthique du roman, on cueille des trouvailles assez formidables, telle la lumière bleutée de l'ordinateur de Franz qu'il imagine être un tableau de
Paul Klee, brillant dans la nuit… Des phrases qui interpellent le Poitevin que je suis : «
Théodore Chassériau, qui combine la précision érotique d'Ingres avec la fureur de Delacroix » : vite, retourner au musée Sainte-Croix, scruter à la loupe L'Eunuque et la reine d'Ethiopie et vérifier l'affirmation de Franz ! Des passages réjouissants comme cette longue tirade antiwagnérienne et Gobineau, « inventeur de l'aryanité » qui se fait méchamment épingler aussi. Des découvertes : saviez-vous que « Paradis est un mot persan » ? J'ai vérifié : ça vient en effet de l'avestique, la langue antique des Zoroastriens.
Essentiel dans ce roman : l'auteur, via son narrateur, met le doigt sur l'ambivalente fascination des Européens pour l'Orient, ce fameux « orientalisme » qui a tant nourri l'âme des artistes et des rêveurs, mais pas seulement… Ou comment l'archéologie, noble discipline savante, fut à la fois recherche de savoir (donc de sagesse) et forme de pillage brutal... Enard rappelle que les grandes expéditions archéologiques furent liées à l'ère coloniale : l'égyptologie n'es-elle pas une discipline purement européenne ?
Chaque nation européen a cultivé "son" Orient. Une pure invention de l'esprit, on s'en doutait. Mais tout de même, on ne cherche pas quand on ne manque de rien...
Bref, une diversité étourdissante, vertigineuse, qui époussète la vision uniforme et caricaturale que nous pouvons avoir, d'Occident, de ce fameux « Orient » qui n'existe pas tout en restant omniprésent.
Mais au-delà de l'érudition affichée, ne s'agit-il pas d'abord et surtout d'un roman d'amour ? Bah oui. L'Orient véritable de Franz, ne serait-ce pas Sarah ? Sarah, « femme savante, femme libre, femme puissante, qui a un vrai itinéraire scientifique et spirituel » selon Enard ; Franz se sent insignifiant face à cet idéal féminin, et c'est lui qui a besoin d'une
boussole pour se repérer dans ses propres sentiments.
Beaucoup de personnages troubles peuplent le roman, des fous, des érotomanes, des archéologues espions, l'Orient faut tourner les têtes et les coeurs, avec ou sans opium. Chacun cultive son Orient, tend vers un absolu qui n'appartient qu'à soi, mais cette quête est universelle. Sarah, intelligente et aventurière, sublimement belle, est peut-être au fond le vrai personnage principal, l'obsession de Frantz, son Orient à lui. Désir physique ? Profonde et inaltérable complicité intellectuelle ? Quête d'absolu partagée dans la fascination orientaliste ?
Simplement un amour humain posé sur le mythe insaisissable de l'Orient, derrière lequel courent les deux personnages : ce Levant géographique d'où vient la lumière, mais un Orient jamais fixé. L'orient, quasi indéfinissable serait comme une « fiction collective, différente selon les époques et les lieux, une réserve d'imaginaire », certainement inépuisable comme le suggère ce livre.
Le
roman s'achève au petit matin, le soleil se lève ; message d'espérance. de nouveaux jours se lèveront sur l'Orient. Sur la Syrie, l'Irak, la Palestine, aujourd'hui tellement accablés par les ténèbres.