AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
3,31

sur 861 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
La littérature demande parfois un peu de courage. On peut se sentir déstabilisé par la première page de Boussole, comme par le fait de feuilleter le livre au hasard et de tomber sur de nombreux noms inconnus, de références littéraires à n'en plus finir. On pourrait aller jusqu'à penser que Mathias Enard joue l'érudit et tente d'épater la galerie avec ses successions de phrases longues comme des chapitres et ses souvenirs qui se chevauchent les uns les autres. Pourtant, on tourne les premières pages, avec un peu de sérieux et un peu de ce courage que demandent les grandes oeuvres, et on est tout de suite embarqué pour un voyage d'une beauté inouïe. Malade, insomniaque, le coeur partout ailleurs que dans son maudit appartement autrichien, le narrateur rejoue, le temps d'une nuit désespérément blanche, les souvenirs qui le rattachent à une femme. Une femme, Sarah, avec laquelle il a arpenté les terres de plusieurs pays du Moyen-Orient : la Syrie, l'Irak, l'Iran. L'occasion pour lui, toujours en cette nuit solitaire, de revivre ces épisodes, de se remémorer sa nuit à la belle étoile à Palmyre alors qu'il dormait auprès de Sarah, de se perdre en Irak, de traverser l'Iran, ces pays qu'il aime et qui ne sont plus que souvenirs et qui ne seront plus jamais que ça, maintenant qu'une bande de pillards et de barbares saccage tout sur son passage. Il y a des dizaines de lectures de ce livre. On peut se demander si Sarah n'est pas la personnification de l'amour de Mathias Enard pour ce Moyen-Orient meurtri. Car Boussole est ceci avant toute chose, la magnifique histoire d'un amour perdu. Celui d'une femme autant que celui d'une région. Evidemment, la plume de Mathias Enard, il n'y a qu'à lire les citations publiées ici même sur Babelio, est belle à crever : "Qu'est-ce que j'ai raté pour me retrouver seul dans la nuit éveillé le coeur battant les muscles tremblants les yeux brûlants [...], quelle heure est-il au Sarawak, si j'avais osé embrasser Sarah ce matin-là à Palmyre au lieu de lâchement me retourner tout aurait peut-être été différent ; parfois un baiser change une vie entière, le destin s'infléchit, se courbe, fait un détour. [...]
Commenter  J’apprécie          17315
Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’en trop savoir sur cette longue nuit d’insomnie au coeur de Vienne narrée par Franz Ritter, musicologue malade et angoissé, épris d’Orient et d’une femme, Sarah, pour entrer dans ce récit prenant, d’une érudition époustouflante - Le minimum donc pour donner envie, envie de plonger dans la mémoire d’une vie rythmée par les voyages à Téhéran, Istanbul, Damas, Palmyre, les souvenirs intimes, les multiples rencontres, la musique omniprésente, la littérature et l’orientalisme. Une richesse d'évocation et de transmission rarissimes qui m'ont littéralement emballée !

Heureusement, la boussole de Mathias Énard oscille en permanence entre le roman d’un amour contrarié et l’ouvrage érudit sur l’Orient, mêlant habilement personnages de fiction et personnalités ayant bel et bien existé.
La diversité incroyable de l’Orient, sa beauté, sa violence aussi, imprègnent ce roman que j’ai commencé avec lenteur, pour finalement me laisser embarquer avec un réel plaisir. J’ai lu au rythme de la Marche turque, des oeuvres de Mozart, de Liszt, en compagnie des figures majeures de l’orientalisme qui ont eu le mérite de faire connaitre cette culture même si elle était parfois teintée de fascination aveugle et de merveilleux - le fantasme récurrent d’un Orient sublimé véhiculé par les Mille et une nuits reste tenace.

Penser assimiler toutes les références évoquées dans ce livre en une seule lecture serait irréaliste, en revanche je retiens comme un repère central la valeur symbolique de la boussole qui, sous la plume talentueuse de Mathias Enard, permet de s'orienter vers l'Est, vers cet Orient qui continue à fasciner, intriguer, déranger. Son influence sur l'histoire culturelle européenne est multiple et particulièrement bien mise en valeur ici.
Et puis une boussole, c'est probablement ce qui a manqué au narrateur pour vaincre ses angoisses, trouver le chemin de l'autre et de l'amour, le chemin de Sarah.
À chacun de trouver la sienne, peut-être, pour " utiliser ce qui vient de l'Autre pour modifier le Soi ".
Commenter  J’apprécie          1207
Ce livre est digne des Mille et une nuits, mille et une nuits condensées en une seule nuit d’insomnie, un périple au long cours où se bousculent les souvenirs de Franz Ritter musicologue, malade, angoissé par la mort peut-être proche, qui revit ses voyages en Orient, ses rencontres multiples, sa passion pour Sarah, femme flamboyante et libre.

Les personnages fictifs se mêlent aux personnages réels pour nous offrir toute la magie de l’Orient, avec ses parfums, sa sensualité et sa beauté, sa cruauté aussi, orient réel ou rêvé.
« Berlioz n'a jamais voyagé en Orient, mais était, depuis ses vingt-cinq ans, fasciné par Les Orientales d'Hugo. Il y aurait donc un Orient second, celui de Goethe ou d'Hugo, qui ne connaissent ni les langues orientales, ni les pays où on les parle, mais s'appuient sur les travaux des orientalistes et voyageurs comme Hammer-Purgstall, et même un Orient troisième, un Tiers-Orient, celui de Berlioz ou de Wagner, qui se nourrit de ces œuvres elles-mêmes indirectes. Le Tiers-Orient, voilà une notion à développer.» p 69

Le lecteur est entrainé, à la suite de Franz Ritter, dans une longue et lente dérive où s’engouffre des écrivains, des poètes, des musiciens, des archéologues, orientalistes parfois espions au service de leurs gouvernement respectifs. Leur point commun, pour la plupart, est d’être fous d’Orient, folie qui prend différentes formes que Franz Ritter tente de classer en cinq parties qui mordent les unes sur les autres :
Les orientalistes amoureux, La caravane des travestis, Gangrène et tuberculose, Portraits d’orientalistes en commandeurs des croyants, L’Encyclopédie des décapités

Orient inspirateur des « Byron, Nerval, Rimbaud, et ceux qui avaient cherché, comme Pessoa à travers Alvaro de Campos, un « Orient à l’orient de l’Orient ».
« Un orient extrême au-delà des flammes de l’Orient moyen, on se prend à penser qu’autrefois l’Empire ottoman était « l’homme malade de l’Europe » : aujourd’hui l’Europe est son propre homme malade, vieilli, un corps abandonné, pendu à son gibet, qui s’observe pourrir en croyant que ‟Paris sera toujours Paris”, dans une trentaine de langues différentes y compris le portugais. ‟L’Europe est un gisant qui repose sur ses coudes”, écrit Fernando Pessoa dans Message, ces oeuvres poétiques complètes sont un oracle, un sombre oracle de la mélancolie. » p 205

Un livre qui fait mesurer l’immensité, la variété et la beauté de ce qui meurt en ce moment sous nos yeux
« …impossible, à Paris en 1999, devant une coupe de champagne, de s’imaginer que la Syrie allait être dévastée par la pire violence, que le souk d’Alep allait brûler, le minaret de la mosquée des Omeyyades s’effondrer, tant d’amis mourir ou être contraints à l’exil ; impossible même aujourd’hui d’imaginer l’ampleur de ces dégâts, l’envergure de cette douleur depuis un appartement viennois confortable et silencieux. » p13 14

Et c’est le coeur serré par tous les liens brisés que l’on lit ce livre fabuleux, en particulier le long passage qui se déroule à Palmyre "la fiancée du désert", où l’on croise un personnage féminin inoubliable, Marga d’Andurain, française qui y tiendra un hôtel qu’elle appellera l’hôtel Zénobie en hommage à la reine du 3ème siècle après Jésus-Christ vaincue par Aurélien.
Ce n’est que l’un des nombreux personnages réels dont « Boussole » donne envie de prolonger la découverte.
L’une de ses grandes richesses est d’être un livre ouvrant, à travers de multiples anecdotes, sur la possibilité d’une infinité d’autres.
Un livre qui explore « cet entre-deux, ce barzakh, le monde entre les mondes où tombent les artistes et les voyageurs » et qui offre une vision de l’Origine et de la Fin.

Mais comme le dit Franz Ritter à la fin de la nuit :
« …il faut tout voir à travers les bésicles de l’espoir, chérir l’autre en soi, le reconnaître, aimer ce chant qui est tous les chants, depuis les Chants de l’aube des trouvères, de Schumann et tous les ghazals de la création, on est toujours surpris par ce qui toujours vient, la réponse du temps, la souffrance, la compassion et la mort ; le jour, qui n’en finit pas de se lever ; l’Orient des lumières, l’Est, la direction de la boussole et de l’Archange empourpré, on est surpris par le marbre du Monde veiné de souffrances et d’amour, au point du jour, allez, il n’y a pas de honte à se laisser aller aux sentiments … et au tiède soleil de l’espérance.
Commenter  J’apprécie          1058
"Respire...
Des livres et des mots viennent des chimères,
et parfois, des chimères naît l'union."
(Djalâl-ad-Dîn Rûmî)

On s'interroge souvent si tel ou tel auteur ou livre mérite vraiment le Goncourt, mais j'aurais sans doute apprécié "Boussole" (2015) même si ce livre était écrit par ce cher "anonyme" babéliote.
C'est une sorte de tapis persan tissé avec des mots, un roman-labyrinthe dans lequel le héros ne quitte pas son appartement viennois, mais il nous entraîne malgré tout dans un voyage enivrant dans les pays des minarets et des muezzins; dans l'histoire de la littérature, des arts et de la musique. Car c'est un livre qui parle des relations culturelles entre l'Orient et l'Occident, et de nous, les Européens, qui avions (notamment au 18ème siècle) fantasmé notre propre version embellie de l'Orient, pour la "désembellir" ensuite, parfois jusqu'aux limites de la haine. Mais c'est aussi une histoire d'amour jamais accompli, d'un triste croissant lumineux qui ne grandira jamais jusqu'à la pleine lune.

L'esprit du narrateur, musicologue autrichien Franz Ritter, enfiévré par la maladie et par l'insomnie , se reflète dans le style du texte qui galope en avant dans un rythme effréné, tout comme se succèdent souvent les pensées de quelqu'un qui veut s'endormir à tout prix, mais en même temps il sait que le sommeil ne viendra pas. Pages sans paragraphe, phrases interminables... le courant de conscience devient de plus en plus fort et emporte le lecteur avec lui.
C'est un article envoyé par Sarah, orientaliste française, sa "femme fatale", qui va déclencher ce torrent de souvenirs et réflexions, et on va passer une incroyable "nuit des histoires", pleine d'éclats multicolores qui vont de la poésie de Rûmî et de Khayyam, en passant par Liszt, Beethoven, Wagner, Mann, Kafka, Rimbaud; les orientalistes , l'architecture et l'opéra, sans oublier la révolution islamique... Et juste au moment où le lecteur pourrait devenir fatigué par tous ces noms d'aventuriers, traducteurs, écrivains et compositeurs, un saut dans la réalité lui permet toujours de reprendre son souffle.

"Boussole" est bâti sur le même principe que "Les Mille et Une Nuits", avec la technique des récits enchâssés où des histoires secondaires reviennent toujours vers la narration principale, mais aussi sur les maquams orientaux, où les musiciens commencent à improviser sur une seule note qu'ils vont ensuite développer, en y rajoutant des notes supplémentaires, des ornements, mais aussi des appogiatures et des pauses, en quête de l'essence même de la note.
Alors, même si la relation de Franz et Sarah sert de cadre principal, elle ne représente qu'un chemin plus ou moins droit sur lequel on va toujours revenir après des détours alambiqués (là, Enard aurait naturellement rajouté un discours supplémentaire sur l'origine du mot "alambic" !) à gauche et à droite, de Vienne à Téhéran ou à Damas.
Le véritable thème est un hommage aux études orientales, et aux grands orientalistes allemands, autrichiens et français qui étaient à l'origine de cette discipline; à tous ces aventuriers et aventurières qui n'hésitaient pas à renoncer au confort des salons littéraires en partant explorer ces contrées entourées de mythes romantiques ou terrifiants. Ce qu'ils nous ont apporté, et comment la vision de ce monde au-delà de Vienne, considérée parfois comme une "porte de l'Orient", s'est transformée dans la culture européenne.
C'est un hommage d'Enard à son propre domaine d'études, et aux contrées où il a passé quelques années de sa vie. On garde forcément des traces... parfois nostalgiques, parfois moins. Une sorte de "folie orientale", qui peut prendre des formes différentes, comme on le verra dans la thèse imaginaire que Ritter compose le long de son récit.

Nous sommes donc devant un surprenant mélange d'érudition, d'observations, réflexions sérieuses, digressions, ragots et anecdotes. Les personnages du livre essaient de démentir la vision post-coloniale de l'Orient dominé par l'Occident d'Edward Saïd : une tentative de retrouver l'équilibre, en présentant non seulement "l'Orient décoratif" reflété dans les contes de Hauff, dans les dérivés des Mille et une Nuits et dans les somptueux décors du ballet russe, mais aussi les textes fondateurs arabes et persans, la philosophie ou la musique. On réalise que ce qu'on considère parfois comme "typiquement oriental" pourrait être un produit purement occidental et vice-versa, que la culture est une "construction conjointe, un travail complexe du temps, où l'imaginaire se superpose à l'imaginaire, la création à la création, entre l'Europe et le Dar el-Islam".
Au petit matin, Franz envoie un message à Sarah, et la réponse qui arrive à l'aube de la nouvelle journée va interrompre ce récit rêveur; le tempo va ralentir et la fin de l'histoire sera ancrée dans la réalité.

Parfois (très rarement), je me disais qu'Enard prend des risques inutiles : sa "Boussole" balance de temps en temps entre l'excellente et distrayante lecture qui vous apporte vraiment quelque chose, et une exhibition un peu superflue de l'érudition et de ses immenses travaux de recherche. Mais la balance a fini par pencher du bon côté, alors 4,5/5.
Les amateurs de l'Orient, de sa culture et/ou de la musique classique peuvent espérer une intense satisfaction, les autres vont au moins pouvoir constater que le temps passé avec ce livre n'était pas sacrifié en vain.
Commenter  J’apprécie          7923
Naguère, le papier était nécessaire pour lire un livre. Mais il était rare que je m'intéresse au papier. La formidable érudition de Matthias Enard dans Boussole m'a un peu fait l'impression d'un splendide papier (vergé, fleuri...), voire d'un parchemin, mais servant seulement de support à la lecture. Et cela m'importait peu, j'étais déjà heureux avec le reste, et peu inquiet de ne rien retenir de ces savants orientalistes et aventureux.
La première impression était celle d'un (imposant) bloc de texte, compact, admirable dans le fond et la forme, mais dont je craignais qu'il tournât en rond : la seule progression immédiatement visible était le temps de l'insomnie du Docteur Franz Ritter. Je me laissais porter volontiers, inattentif au papier mais charmé par la façon de dire, amusé par les anecdotes, et tout de même épaté par cette érudition. Ce microcosme* universitaire aurait pu m'énerver, mais non, il est aussi drôle que chez Lodge, beaucoup plus aventureux, et plus concerné par les questions politiques et sociales. Il a son quorum de cinglés - en fait bien plus que son quorum - mais ces fous sont brillants et attachants, et c'est par eux qu'on s'intéresse à la tragédie Syrienne, aux exactions du Califat, à l'oppression avant et après la révolution iranienne. Quelques scènes sont stupéfiantes, en particulier le souvenir d'une nuit dans les ruines de Palmyre, écrite au moment de leur destruction.
Une impression, qui a énervé certains lecteurs, veut que le texte ne soit pas un roman, mais une thèse, celle que défend Sarah : l'orient et l'occident sont culturellement interpénétrés, et au fond l'idée de l'orient n'existe que dans le fantasmes des occidentaux (et réciproquement) (je simplifie (à outrance)). Vrai, ce n'est pas un thèse simple, mais elle est passionnante et inscrite dans le vécu de cette histoire. Car il y a bien une histoire, une histoire d'amour, de Franz pour Sarah, qui progresse en zigzag, avec une autre temporalité que celle du récit, mais avec une grande cohérence. Pauvre Franz, qui semble avoir tout fait de travers, pense devoir montrer de la gaieté faute de pouvoir se déclarer ! Mais a-t-il tout compris ? Je n'ai compris qu'à la fin, et ce récit m'a chaviré, couronnant le bonheur de lire ce roman drôle et triste, complexe et beau.

*Dit-on encore ça ? On n'a jamais dit « happy few », « intelligentsia » est vieux comme « mes robes », « cercle » un peu étrange...
Commenter  J’apprécie          525
Ce livre est un vrai bonheur ! Un vrai bonheur pour moi, car je suis bien conscient que ce ne peut pas être le cas pour tout le monde. C'est la malédiction des prix Goncourt de susciter autant de rejets que d'enthousiasmes.

L'ouvrage est construit de façon très originale, avec superposition de trois plans.

Le premier plan peut s'assimiler à une représentation théâtrale mettant en scène un personnage unique, dans une unité parfaite de temps et de lieu. le personnage, c'est Franz Ritter, un universitaire musicologue, passionné par les cultures et les arts de l'Orient... Même qu'il possède une boussole dont l'aiguille indique l'est ...! Malade et insomniaque, il égrène les heures d'une nuit, chez lui, à ressasser son inquiétude sur son état de santé, en l'entremêlant de souvenirs des bons et mauvais moments passés avec une femme, Sarah, et de réminiscences de ses missions un peu partout en Orient.

Au deuxième plan, un roman sentimental ; l'histoire de l'amour de Franz pour cette Sarah, jolie et brillante universitaire, orientaliste elle aussi, plus particulièrement portée sur la spiritualité. Dans son parcours romantique – à sens unique ou presque – qui relie les sites les plus emblématiques de l'Orient mythique et qui s'étend sur plus de quinze ans, Franz est en proie à des sentiments tellement idéalisés qu'il en perd tous ses moyens et se comporte comme un adolescent naïf sans expérience – et si je m'en remets à mes lointains souvenirs d'adolescent, c'est habituellement voué à l'échec...

Le troisième plan est constitué de chroniques historiques, politiques, culturelles ; des aventures vécues ou rapportées, en Syrie, en Turquie, en Iran..., des anecdotes et des potins... On y croise des diplomates, des archéologues, des sages, des aventuriers, des universitaires de toutes spécialités. On y évoque des artistes, poètes, peintres, musiciens, vivants ou morts, célèbres ou oubliés. On y conte avec nostalgie l'art de vivre oriental d'antan. C'est tour à tour drôle et tragique, majeur et mineur, noble et pitoyable. C'est surtout profondément humain.

Ma culture et mes connaissances personnelles ne pèsent pas lourd à côté de celles du narrateur. L'ouvrage est un concentré d'érudition. Pourtant, les réflexions et les commentaires délivrés sur ce que notre histoire, notre pensée et notre musique doivent à l'Orient sont passionnants, sans la moindre trace de cuistrerie, de suffisance ou d'hermétisme. Nul besoin de boussole pour suivre le narrateur où il nous emmène, de l'un des trois plans à un autre, au hasard d'une association d'idées qui lui vient à l'esprit. L'expression écrite est simple, claire, parfois même badine ou familière, parsemée de touches d'humour et d'autodérision.

Je me suis laissé bercer en lisant Boussole, comme je peux l'être en écoutant une symphonie ou en assistant à un opéra. J'ajoute que c'est un livre que l'on peut rouvrir à n'importe quel moment, à n'importe quelle page, comme on peut le faire avec certains ouvrages De Chateaubriand – ... sans la morgue du vicomte !

En contrepoint cependant, face à cet Orient traditionnel lumineux comme un jardin d'Eden, impossible de ne pas évoquer, avec Mathias Enard, le sombre et violent purgatoire mis en place en Iran depuis trente ans par la révolution islamique, et pire encore, le ténébreux et sépulcral enfer en lequel les égorgeurs djihadistes ont transformé la Syrie.



Lien : http://cavamieuxenlecrivant...
Commenter  J’apprécie          457
«Ah, une terre enfin, où tout à l'Est ne fût-ce l'Ouest déjà!»
Fernando Pessoa

Quel charme envoûtant, chers lecteurs mélancoliques ou en quête d'absolu - à qui je crois cet ouvrage s'adresserait en priorité-, pourrait très probablement déclencher chez vous la lecture de cette longue élégie, nocturne et sinueuse, entêtante et esthétisante, sans cesse en train de se bifurquer et de s'égarer dans les jardins suspendus d'un imaginaire orientaliste convoqué à n'en plus finir par son narrateur (à outrance, diraient par contre d'autres lecteurs que moi..)!
«Nuit enchanteresse! Folle ivresse! Ô souvenir charmant!». Comme le pêcheur de perles, Nadir, de l'opéra de Bizet, Franz Ritter, son narrateur, seul dans son appartement viennois par une soirée d'hiver froide et bruineuse, accablé par le diagnostic médical qu'on vient de lui annoncer, en même temps hanté par le souvenir d'un amour idéalisé et inassouvi, s'abandonnera à mille et une divagations librement filées, croisées et enchâssées, essayant par tous les moyens possibles de ruser avec les pièges imaginaires tendus à la fois par Eros et Thanatos au cours d'une interminable nuit blanche… Guettant, telle la célèbre princesse du conte oriental, la clairvoyance et la lumière du jour qui pourraient enfin le délivrer de ses chimères et de sa désespérance, Franz s'accroche aux élucubrations orientalisantes qui envahissent son esprit insomnieux, auxquelles viendront s'entremêler les souvenirs de son amour contrarié pour l'inconscriptible et inconstante Sarah, réveillés par le message inespéré que cette dernière lui a fait parvenir et s'affichant encore à l'écran de son ordinateur dans la semi-obscurité où baigne la pièce. Souvenirs qui seront égrenés pêle-mêle, dans le désordre, depuis la toute première fois lorsque son chemin avait croisé celui de la brillante jeune orientaliste française à l'occasion d'un séminaire universitaire à Hainfeld, dans la demeure même, mythique, du premier grand orientaliste autrichien, Joseph von Hammer-Purgstall, puis durant les différentes rencontres, voyages d'études ou résidences qu'ils auraient partagés par la suite , en Syrie et en Iran, jusqu'à leurs derniers rendez-vous manqués, à Paris ou à Vienne, avant que la trace de la farouche Sarah, repartie encore plus loin, en Extrême-Orient, ne se perde finalement tout à l'Est, là où il est quasiment l'Ouest déjà…
Depuis la traduction des Contes des Mille et Une Nuits par Antoine Galland au début du XVIIIe siècle, l'engouement pour l'exotisme n'a cessé de croître et d'influencer des courants artistiques et littéraires un peu partout en Europe (l'on pourrait à ce titre citer deux oeuvres emblématiques de son éclosion dès la fin du Grand Siècle, puis au cours du XVIIIe : les Lettres Persanes, de Montesquieu (1721) et la Marche Turque, de Mozart (1783). Ce n'est qu'au cours du XIXe siècle néanmoins que le mouvement connaîtra véritablement son apogée, embrasant d'un feu orientaliste l'ensemble des courants (romantisme, symbolisme, réalisme...) et disciplines artistiques de l'époque (littérature, arts plastiques, musique, théâtre…). Ce jusqu'à engendrer un catalogue imaginaire, un «coffre d'images orientales» dans lequel les générations suivantes - et y compris jusqu'à nos jours, aussi bien à l'ouest, d'ailleurs, qu'à l'est même du Vieux Continent- continueront de puiser. «L'Orient est une construction imaginale, un ensemble de représentations dans lequel chacun, où qu'il se trouve, puise à l'envi». Pour preuve, rajoute le narrateur, le fait que «les princesses voilées et les tapis volants des studios Disney sont non seulement autorisés en Arabie Saoudite, mais même omniprésents. Tous les courts métrages didactiques (pour apprendre à prier, à jeûner, à vivre en bon musulman) les copient. Ce faisant, les cinéastes qui travaillent pour l'Arabie Saoudite rajoutent des images dans le fonds commun».

Parcourir les territoires imaginaires de l'Orient : traverser, l'espace d'une nuit somniphobique, «les terres perdues des Mille et Une Nuits» en compagnie d'Alvaro de Campos, de Lady Stanhope, d'Alois Musil, ainsi que d'une quantité fabuleuse d'autres personnages - à vous en donner parfois le vertige - réels ou imaginaires, célèbres ou anonymes, conquérants ou mystiques, héros ou maudits, artistes, musiciens, écrivains, guerriers, archéologues, poètes, aventuriers, religieux...! Descendre au mythique Hôtel Alep avec Annemarie Schwarzenbach, Gertrude Bell ou Lawrence d'Arabie… Faire d'incessants allers-retours entre Vienne et Paris, Istanbul, Damas, Téhéran ou Palmyre (à un moment où il était encore possible de s'y rendre, avant que la folie de Dieu et l'incurie des hommes n'en interdisent l'accès et n'en éradiquent dramatiquement la beauté). Partir en Orient. Chercher l'Orient dans l'Occident.

Qu'y aurait-il en définitive au bout de cette quête que nous propose l'auteur? Un autre «Orient - toujours à chercher plus loin– à l'orient de l'Orient»? Un divin ravissement sans lendemain? Une fumée d'opium ? Chercher soi dans l'autre : «laisser souffler le vent de l'altérité», répondrait l'insaisissable Sarah. L'orientalisme comme une forme d'aventure et d'auto-connaissance : Connais-toi hors toi-même!
«Elle parla longuement de la sainte trinité post-coloniale, Saïd, Bhabha, Spivak ; de la question de l'impérialisme, de la différence, du XXIe siècle où, face à la violence, nous avions plus que jamais besoin de nous défaire de cette idée absurde de l'altérité absolue de l'Islam et d'admettre non seulement la terrifiante violence du colonialisme, mais aussi tout ce que l'Europe devait à l'Orient -l'impossibilité de les séparer l'un de l'autre, la nécessité de changer de perspective. Il fallait, disait-elle, au-delà de la bête repentance des uns ou de la nostalgie coloniale des autres, une nouvelle vision qui inclue l'autre en soi. Des deux côtés.»
Voilà ce à quoi pourrait, entre autres, nous inciter à réfléchir la lecture de cet opus superbement écrit, ou, en tout cas à mon sens, l'une des thèses principales défendues par ce roman encyclopédique, dont l'ampleur du propos sous-jacent à son élaboration, la suspension digressive et radicale, l'érudition compacte, par moments certes écrasante et monolithique, auraient visiblement - cela peut tout à fait se concevoir- dépité bien plus d'un lecteur!
Brillant, à un tel point qu'il serait malgré tout couronné en 2015 -par un jury certainement subjugué par son excellence- d'un prix littéraire d'ordinaire attribué à des ouvrages sensiblement plus formatés, voués en tout cas à jouir d'un plus grand consensus et à toucher un plus large lectorat, BOUSSOLE reste de mon point de vue l'un de plus surprenants romans français de ce siècle, un sublime électron libre, aux multiples entrées, égaré parmi la déferlante d'ouvrages reposant sur un socle documentaire, sociétal ou autofictionnel, qui semble s'être abattue sur le paysage littéraire contemporain.

Commenter  J’apprécie          3811
Confronté à une longue nuit d'insomnie, Franz Ritter musicologue autrichien, qui vient d'apprendre sa maladie, dont on ne saura rien, essaye en vain de trouver le sommeil. Très vite ses souvenirs se télescopent et ils nous transportent d'heures en heures - elles constituent les chapitres du livre - vers cet Orient qui le fascine....Orient qui fascine aussi l'homme Mathias Enard, maitrisant l'arabe et le persan
Souvenirs qui arrivent en vrac, un souvenir en fait remonter un autre, un auteur est évoqué...il a écrit sur l'Orient...mais un autre arrive, puis un musicien...on passe d'une époque à l'autre en quelque lignes d'une référence à l'autre....On part de Vienne pour aller en Chine après avoir traversé l'Iran, la Syrie, l'Afghanistan, l'Egypte, le désert ...multiples retours en arrière, allers retours dans l'espace et le temps.... pas toujours facile à suivre....
Souvenirs qui ont pour fil conducteur l'amour de Franz pour Sarah, qui vient de présenter sa thèse, au début du livre, Sarah avec laquelle il a connu le désert Syrien, au cours d'une nuit : "Sarah s’était roulée en boule contre moi, le dos près de mon ventre...;" Sarah....qu'il a connue, aimée, qui l'a quitté, avec laquelle il communique toujours, qu'il souhaite retrouver, à laquelle il pense toujours...n'est-elle pas, un peu,la figure de cet Orient qui le fascine
Impossible de mémoriser toutes les références littéraires, musicales, historiques ou géographiques évoquées par Franz Ritter, par Mathias Enard au cours de cette insomnie... Admiration pour cette somme de connaissances, de références de toute nature
Roman...oui par certains cotés....les voyages, l'amour pour Sarah...la présence de personnages imaginaires confronté à des situations ou des personnages historiques avérés. Mais n'y cherchez pas une chronologie...à vous de la reconstituer
Thèse littéraire... certainement pas, elle serait rejetée par les examinateurs "Votre travail ne comporte pas de plan...".
Un livre original dans sa construction, dans sa structure et sa trame, riche en informations et en références...c'est sans doute ce que le jury du Goncourt a souhaité reconnaitre
Il m'a accompagné dans mes insomnies matinales...celles au cours desquelles on se lève, parce que tout se mélange dans la tête...
L'Orient nous a donné "les Milles et une Nuits, Mathias Enard nous donne une nuit sur l'Orient. N'est-ce pas un clin d'oeil de Mathias Enard dans la construction de Boussole?
On ne peut qu'admirer son érudition, même si indubitablement il a été aidé dans cette recherche - Cf.remerciements en fin d'ouvrage.
Il a su nous transporter, à partir d'une trame originale, une nuit d'insomnie, grâce à son écriture ses longues phrases, ses mots recherchés. Dictionnaire indispensable.
Il a su aussi aujourd'hui où, Orient et Occident s'opposent dans des conflits religieux et culturels, montrer que ces deux cultures sont étroitement liées et interdépendantes.
Plusieurs boussoles nous guident au cours de cette lecture, dont celle de Beethowen; celle que je préfère c'est celle de Sarah : "Je me suis réfugiée ici, dans le Bouddha, dans le dharma, dans la sangha. Je vais suivre la direction que marquent ces trois boussoles. Je me sens un peu consolée je découvre en moi et autour de moi une énergie nouvelle, une force qui ne demande en rien que j'abdique ma raison, bien au contraire. Ce qui compte c'est l'expérience....c'est difficile à partager. Imagine que je me lève à l'aube avec plaisir, que j'écoute et étudie des textes très anciens et très sages qui me dévoilent le monde bien plus naturellement que ce que j'ai pu lire ou entendre jusqu'à présent. Leur vérité s'impose très rationnellement. il n'ya rien à croire. Il n'est pas question de "foi". Il n'y a plus que les êtres perdus dans la souffrance, il n'y a plus que la conscience très simple et très complexe d'un monde où tout est lié, un monde sans substance.J'aimerais te faire découvrir tout cela, mais je sais que chacun fait son chemin pour lui-même, ou pas."(P. 356-7)
J'ai eu parfois envie de le jeter, de le refermer et de dire comme Sarah...:"Franz tu me soûles. C'est incroyable. Tu parles sans interruption depuis deux kilomètres. Mon dieu, ce que tu peux être bavard.!" et puis une petite voix m'a dit de persévérer...et je ne le regrette pas. Je viens de faire un beau voyage.
D'autres y verront de l'ennui...mais chacun fera sa propre lecture

Lien : http://mesbelleslectures.com..
Commenter  J’apprécie          260
N°969– Octobre 2015

BOUSSOLE – Mathias Enard – Actes Sud.

L'Orient a toujours fasciné les occidentaux. Frantz Ritter, le narrateur, universitaire orientaliste, un peu mélancolique, valétudinaire et opiomane d'occasion, n'échappe pas à cette évidence, non seulement à travers la musique dont il est spécialiste et qu'il cite volontiers, mais aussi sans doute parce qu'il habite Vienne et que cette ville est censée, pour des raisons un peu obscures, être la porte de cet Orient mystérieux et mythique. Être insomniaque et enfermé dans son petit appartement sur lequel la nuit tombe, invite Ritter, peut-être au soir de sa vie, à évoquer ses souvenirs de voyage d’Istanbul à Alep, de Damas à Téhéran et ce d'autant plus que s'y insinue l'image d'une femme, l’insaisissable et flamboyante Sarah, nomade intellectuelle qui fut jadis sa complice, son mentor et surtout l'objet de ses amours chastes et platoniques. Ce personnage timide, « fils à maman », éternel célibataire, érudit mais solitaire dont les tentatives enamourées et parfois érotiques en direction de Sarah tombent toujours à plat [il aura cependant sa nuit d'amour avec elle à Téhéran], va se remémorer sa vie, ses souvenirs qui ressemblent à un journal d'Orient dont les articles se seraient entassés pêle-mêle et se libéreraient d'un coup à la faveur de cette nuit interminable où il s'égare, fantasme, cite sans cesse d'autres personnages, un épisode de la mythologie grecque ou un détail architectural d'un palais ottoman, un peu comme on fait nuitamment quand le sommeil tarde à venir. Singulier personnage que ce Frantz dont la vie sentimentale est un échec sur toute la ligne et pas seulement avec Sarah [l'image de cette femme renvoie peut-être aux quelques vers de l'exergue ?] et qui doit se contenter du rêve, des hésitations et des souvenirs. La lascivité érotique de l'Orient n'est à l'évidence pas pour lui et il n'a même pas la consolation de la foi, seulement celle, intellectuelle, de l'orientalisme, c'est déjà ça !
En bon orientaliste qu'il est, il entend rendre compte directement de ses impressions, fustige au passage cette vision particulière de l'Orient empruntée aux autres. Cette contrée attire autant le voyageur que l’écrivain et l'artiste et même si ces derniers n'y ont jamais mis les pieds, ils se sont approprié, souvent avec talent, les sensations et les travaux des autres. Fort de cette expérience il en profite même pour évoquer l'histoire, la philosophie, les facettes religieuses de ces pays mais aussi leurs implications dans le déroulement géo-politique général, guerres, colonialisme, économie, ethnographique, linguistique... mais aussi, en bon musicologue, il ne se prive pas pour donner son avis sur Wagner, Beethoven, Schubert, Mendelssohn, Malher...
C'est un texte érudit, plein de méandres parfois un peu pesants, souvent lyrique et poétique aussi, comme sait nous en offrir Mathias Enard et ce, même si le lecteur peut être un peu déstabilisé par la longueur de certaines phrases et l'érudition de nombre de digressions. Qu'importe après tout, il a les senteurs d'opium, la sensualité des femmes et les accents musicaux de cet Orient aux limites géographiques indistinctes, fictif, réel ou fantasmé qui distille un dépaysement bienvenue à chaque page. Dans cet Orient on croise aussi plus prosaïquement les colonisateurs français et anglais, les bordels d’Istanbul, les échanges internationaux, des personnages vrais ou vraisemblables, souvent hauts en couleurs des trafiquants de tout poils, des espions et des aventuriers dont le portrait est juste esquissé à grands traits mais qui enchantent le lecteur.
Pourquoi la boussole de Mathias Enard, qui devrait normalement indiquer le nord que nous avons nous, peut-être perdu, s’obstine-t-elle à pointer le sud et l'est ? La raison en est sans doute sa connaissance, son amour pour ces pays et leur culture à moins que cela ne soit sa volonté de rappeler à l'occident tout ce qu'il doit à l'Orient. La sortie de ce roman n'est sans doute pas un hasard, à l'heure où cet Orient est défiguré par le Djiad, ravagé par les guerres, ses richesses archéologiques pillées par des révolutionnaires religieux bornés et des sauvages incultes, l'image d'une contrée où le sublime côtoie l'atroce. Avec ce texte somptueux, moi, le béotien du voyage dont l'horizon ne dépasse guère le cadastre de mon terroir, j'ai vu l'Orient à travers la lecture attentive et passionnée de ce texte où se mélangent harmonieusement les accents des poèmes persans, les effluves d'opium de Téhéran et la saudade de Fernando Pessoa.
Hervé GAUTIER – Octobre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com
Lien : http://hervegautier.e-monsit..
Commenter  J’apprécie          174
J'ai commencé ce livre avec beaucoup d'appréhension, après avoir lu des critiques très dures en son encontre. J'avais l'intention d'en parcourir seulement quelques pages, pour voir de quoi il s'agissait et découvrir l'écriture de Mathias Enard. Je m'attendais déjà à ne pas le terminer, assommée comme beaucoup d'autres lecteurs par un étalage d'érudition indigeste.

Comme quoi, il faut toujours essayer de se faire son propre avis! Car au final j'ai trouvé cette lecture assez époustouflante et je suis bien allée jusqu'au bout. En prenant mon temps, mais sans avoir à me forcer. Avec une certaine jubilation, même.

Non, ce n'est pas une lecture facile, on ne nous prend pas par la main pour nous raconter une histoire linéaire... Tout le contraire: on tombe sans autre forme d'introduction dans une sorte de tourbillon de phrases, de pensées, pour lesquelles on ne nous donne pas de clef d'interprétation immédiate.

En fait, on est plongé dans la tête de Franz Ritter, musicologue passionné par les liens entre Orient et Occident, malade, torturé par ses souvenirs, notamment ceux d'une femme, son amour impossible, la brillante Sarah. On partage les pensées qui tournent dans son esprit, le temps d'une nuit d'insomnie. Et il en tourne, des pensées!

Il y a cette écriture très belle, avec un rythme qui nous happe et se maintient sans faiblir jusqu'à la fin, comme un long souffle, ou une longue valse...
Il y a cette réflexion multiple et complexe sur l'Orient, comment il a été vu, rêvé, construit par des Occidentaux, comment Orient et Occident se rencontrent, se confrontent, se définissent mutuellement.
On passe la nuit dans la chambre de Franz, mais on voyage aussi avec lui en Autriche, à Istanbul, en Syrie, en Iran, toujours plus à l'est, et à travers les époques, les oeuvres littéraires, musicales...

Il y a cette érudition, oui, qui peut sembler élitiste, mais qui m'a aussi semblée sincère. À travers Franz, Mathias Enard étale ses connaissances, ses anecdotes, ses réflexions, mais pas juste pour étaler: parce que ça le passionne, parce qu'il est vraiment comme ça, un peu fou, et que c'est évident pour lui de le partager. du moins, c'est comme ça que je l'ai ressenti.

Il faut dire que j'ai fait des études dans un domaine assez "niche" et il m'est arrivé de me retrouver dans le genre de microcosme de passionnés qu'il décrit, et de me prendre d'intérêt pour des débats pointus qui ne concernent que quelques spécialistes à travers le monde. Et j'ai pu m'identifier sans trop de difficultés à certaines pensées de Franz.
J'ai ri avec lui de ces orientalistes, personnages souvent farfelus, lancés dans des épopées tragi-comiques à la recherche d'on ne sait trop quelle révélation ou quel salut loin de l'Occident. Car oui, on rit beaucoup aussi, dans ce livre!
Et on apprend pleins de choses au passage.

Mais je comprends tout à fait que, pour quelqu'un d'étranger à ce monde-là, ça semble juste rébarbatif et pédant. Est ce que c'est élitiste? Je ne sais pas, c'est peut-être plutôt juste une question d'inclinaison personnelle.

Un livre unique, pas fait pour être apprécié du plus grand nombre, mais pour exorciser les obsessions d'un auteur, assez unique lui aussi d'érudition et de talent.
Commenter  J’apprécie          160




Lecteurs (2183) Voir plus



Quiz Voir plus

Arts et littérature ...

Quelle romancière publie "Les Hauts de Hurle-vent" en 1847 ?

Charlotte Brontë
Anne Brontë
Emily Brontë

16 questions
1085 lecteurs ont répondu
Thèmes : culture générale , littérature , art , musique , peinture , cinemaCréer un quiz sur ce livre

{* *}