Ecrire sur sa propre existence est sans doute l'un des exercices littéraires les plus périlleux qui soient.
Etre objectif ou ne serait-ce que juste quant aux faits que l'on décrit est impossible dès le départ.
Alors pourquoi écrire sur sa vie ?
Pourquoi écrire sur des souvenirs qui sont forcément incomplets, brouillés et influencés par le point de vue de la personne que l'on est devenue ? Pourquoi écrire sur des événements que l'on ne revivra jamais, pourquoi se rappeler ainsi à des mirages, à des fantômes du passé ?
Pourquoi Annie Ernaux se remémore-t-elle les deux années qui l'ont forgée en tant que jeune fille, jeune femme, depuis cet été 58 où elle est partie en tant que monitrice de colo jusqu'à l'année 1960, ces quelques mois qui l'ont vue enfin quitter le domicile parental, prendre des risques, toucher à tout, et surtout découvrir son corps, son pouvoir de séduction, le corps de l'autre, la sexualité ?
Ernaux donne sa réponse.
"A quoi bon écrire si ce n'est pour désenfouir des choses, même une seule, irréductibles à des explications de toutes sortes, psychologiques, sociologiques, une chose qui ne soit pas le résultat d'une idée préconçue ni d'une démonstration, mais du récit, une chose sortant des replis étales du récit et qui puisse aider à comprendre - à supporter - ce qui arrive et ce qu'on fait ?"
Et c'est ce qu'elle fait, le long de ces 180 pages que l'on dévore en deux heures à peine, plongé dans une époque que l'on ne connaîtra jamais, pas plus que l'on ne la comprendra, la fin des années cinquante, début des années soixante, époque de paradoxes s'il en est, où le changement est là, nécessaire, inéluctable, mais pas encore acté. On le sent, les femmes ne vont plus se confiner longtemps à la position qui leur a été assigné pendant des siècles et des siècles, elles vont enfin vivre, faire des choix conscients et autonomes, à commencer par celui de leur vie sexuelle. Mais voilà, la loi Neuwirth est encore loin, l'égalité économique est une fiction - et l'est encore aujourd'hui, oups - elles ont l'envie mais pas les moyens.
Et dans cette ère de troubles, de paradoxes et de transitions empêchées, se trouve Annie, Annie qui n'est pas encore Ernaux mais Duchesne, Annie qui est encore la fille de ses parents mais plus pour longtemps, Annie qui découvre une liberté à laquelle rien ne l'avait préparée.
Mais ce qu'elle découvre, c'est surtout sa naïveté et la violence avec laquelle elle peut être rejetée par le groupe, la violence de son inadéquation. Elle, elle ne sait pas, elle ne connaît pas le fonctionnement des garçons, elle ne sait pas ce qu'elle va faire de sa vie, elle ne sait pas analyser aussi bien que le font les autres les stratégies d'intégration. Alors elle tente, elle échoue, mais à la fin subsiste ce qu'elle a appris. Ce qu'elle a compris. Ce qui va la construire.
Mémoire de fille est donc un récit prenant, bien sûr, pur, sans la moindre fioriture, juste l'essentiel, la vérité crue et âpre d'une jeune fille un peu trop naïve pour s'en sortir. C'est un témoignage de féminité d'une justesse rare, dont certains aspects résonnent hélas encore avec ce que l'on sait de l'époque actuelle, mais aussi "a coming of age story" comme disent les anglophones, un roman d'apprentissage à plusieurs égards. C'est une plume experte, peu bavarde sans être sèche, une femme qui dissèque sa propre existence avec une lucidité qui n'a d'égale que sa cruauté, mais toujours en note de fond, une touche d'indulgence, d'attendrissement peut-être même d'amour.
Et c'est splendide.
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A une époque où il y a de plus en plus d'auteurs (gens qui écrivent) et trop peu d'écrivains, Annie Ernaux est pour moi l'Ecrivain, celle qui a crée une oeuvre qui fait sens.
Née en 1940, elle est élevée en Normandie (Yvetot), par ses parents ouvriers devenus petits commerçants, donc de milieu modeste.
La petite Annie Duchesne va devenir agrégée de lettres et écrivain.
C'est ce parcours, la construction d'une femme, qu'Annie Ernaux dissèque en allant du personnel à l'universel, de l'intime au collectif. Une vie analysée et retranscrite manifiquement, ancrée dans son siècle, du privé au sociologique.
La meilleure définition est donnée par elle-même : «Ce qui m'importe, c'est de retrouver les mots avec lesquels je me pensais et pensais le monde autour»
Dans mémoire de fille, elle revient sur l'année de ses dix-huit ans, 1958,année éludée dans les seize livres précédents celui-ci, et qui aurait du être l'entrée d'Annie Duchesne dans sa vie de femme.
"Dans ces conditions, dois-je fondre la fille de 58 et la femme de 2014 en un « je » ? Ou, ce qui me paraît, non pas le plus juste – évaluation subjective – mais le plus aventureux, dissocier la première de la seconde par l'emploi de « elle » et de « je », pour aller le plus loin possible dans l'exposition des faits et des actes. Et le plus cruellement possible, à la manière de ceux qu'on entend derrière une porte parler de soi en disant « elle » ou « il » et à ce moment-là on a l'impression de mourir."
Ce paragraphe dit le pourquoi et le comment de cette quête, et nous montre que l'écriture d'Annie Ernaux est épurée et que cette épure n'est pas synonyme de platitude et n'est pas dénuée d'émotion.
L'été 58 est pour elle le moment de se défaire du carcan familial et social mais cette jeune fille n'a pas les codes lui facilitant l'entrée dans l'inconnu, pas, plus difficile à franchir que le geste de "libérer ses cheveux du chignon" hors du regard maternel.
Elle veut vivre une histoire d'amour, être femme.
Elle débarque comme monitrice dans la colonie de vacances comme une jeune fille qui n'a d'autre bagage que celui qu'elle s'est forgée à travers ses lectures et qui l'a éloignée de son milieu, bardée de l'orgueil d'être différente des siens.
Surprotégée par ses parents et éloignée des réalités de la vie, ils l'ont voulu différente d'eux.
Elle va la vivre cette grande aventure de la première fois avec quelqu'un de plus âgé, de plus gradé et surtout avec quelqu'un pour qui ce pas si important pour elle, n'est rien pour lui.
A partir de cet évènement "Je" déconstruit "Elle" dans ce contexte de 1958, dix ans avant la "chienlit" abhorrée par le Général. Epoque où la valeur d'une fille se résumait à "sa conduite".
Dans une sorte de candeur, impropre à la situation elle ne s'attend pas à l'opprobre qui lui tombe dessus.
En parallèle les études avec les facilités et les difficultés d'un monde où elle remarque davantage ce qu'elle ne sait pas, que de se prévaloir de ses capacités.
L'échec de ne pas être faite, dans la pratique, pour ce métier dont son père rêvait pour elle, après son succès à l'Ecole Normale, pour lui : le saint graal.
Quand on naît ou quand on est entre deux mondes? difficile d'appréhender l'impact des décisions que l'on prend.
Le chemin n'est pas tout tracé, la part d'inconnu est grande.
Trouver sa voie, donner sa voix pour une vie.
Sans cesse Annie Ernaux, avec pugnacité et maestria retrace le parcours de "Elle" en donnant du "Je".
C'est un rendez-vous, avec ses lecteurs qui aiment la retrouver et qui reconnaissent les portraits croisés du père et de la mère et de cette fille, figures familières.
Un texte qui a été en gestation tellement d'années qu'il a un écho implacable dans l'oeuvre d'Annie Ernaux.
La désobéissante Annie Duchesne est devenue Annie Ernaux l'insoumise.
@Chantal Lafon de Litteratum Amor 25 septembre 2016
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