Avec «
Mémoire de Fille », je découvre enfin l'oeuvre d'
Annie Ernaux. Il m'a fallu du temps pour ne serait-ce qu'avoir envie de m'immerger dans la bibliographie de celle que le prix Nobel a récompensé en 2022… J'appréhende toujours un peu la découverte d'auteurs encensés : la peur d'être déçue me serre toujours un peu le coeur et puis, pour être honnête, je m'étais forgée d'
Annie Ernaux une image un peu antipathique, négative par suite d'une interview où, évoquant son milieu d'origine et sa famille, je l'avais trouvé très condescendante, voire hautaine à ce propos. J'avais cru déceler en elle la cruauté de certains transfuges de classe qui me met toujours un peu en colère, un peu mal à l'aise… Bien entendu, je sais qu'après tout, on n'est pas censé trouver un auteur sympathique pour le lire, qu'une interview ne signifie pas grand-chose au regard d'une oeuvre… mais j'ai passé quelques années sans avoir envie de lire
Annie Ernaux, persuadée d'ailleurs que je n'aimerais pas ses textes qu'on compare parfois à ceux de Barthe, persuadée donc que je n'aimerais pas son écriture « plate », « blanche » (et c'est vrai que c'est un style auquel je n'adhère pas vraiment … Même chez Camus, c'est dire !).
Et puis, je crois que je me méfie toujours un peu de l'autofiction, de ces auteurs qui se racontent à l'infini (et pourtant, je voue un culte à
Marguerite Duras et à ces trois « Amants », à cet aspect de son oeuvre que je trouve tellement fascinant. Bref, je ne suis pas à une contradiction près !) et qui donnent l'impression d'une écriture un peu égotique…
Il semblerait toutefois que j'ai mûri puisque peu à peu m'est venue l'envie de voir par moi-même ce qu'il en était de l'oeuvre de cette écrivaine encensée. Il se peut aussi que l'écho de son féminisme tant célébré ait résonné en moi… J'ai acheté «
Mémoire de fille » qui parmi ceux de ses romans qui figuraient chez ma libraire («
La Place », «
Une femme », «
La Honte », «
Les Années » et «
le jeune homme » je crois) était celui dont le résumé me séduisait le plus.
Bien sûr que j'ai traîné avant de me lancer, remis ma
lecture à plus tard… jusqu'à ces jours de vacances et de pluie où je me suis rendue compte que «
Mémoire de Fille » était le dernier roman de la pile que j'avais emmenée avec moi dans ma villégiature. C'était un signe. Je me suis pelotonnée sous le plaid aux tons d'automne et je me suis lancée.
Et j'ai adoré.
Ce court roman est pour
Annie Ernaux autant un voyage dans le passé qu'une réflexion sur la construction de la mémoire et des souvenirs, un peu à la manière de
Nathalie Sarraute ou d'une
Marguerite Duras -la poésie en moins- et dans une langue blanche, sèche, clinique, crue.
Dans ce texte clair et fluide, la
Annie Ernaux de 2015 part à la rencontre de celle qu'elle était en 1958… C'est une tâche ardue, un jeu de reconstruction aussi essentiel qu'illusoire : on sait tous que nos souvenirs ne sont que des fictions, souvent embellies, élaborées avec des bribes, des éclats, des lambeaux. On sait tous que la reconstruction du passé tel qu'il était est impossible… et pourtant !
Annie Ernaux s'y attache donc dans le bien nommé «
Mémoire de Filles » où à l'aide de vestiges de son passé (lettres adressées à ses amies que ces dernières lui ont restituées), photographies, agenda d'époque…) et de sa mémoire qu'elle confronte à ces derniers, l'auteure tente de découvrir qui elle était quand elle était « la fille de 58 » pour comprendre aussi, par ricochet, qui elle est devenue. Cette quête de réalité est fascinante parce que bien que nécessaire et quasi-vitale, elle est aussi marquée par un aveu d'impuissance assez cruel de la part d'Ernaux : après tout, que peut-on savoir de la chair d'un être quand c'est son squelette que l'on déterre cinquante ans après les faits ?
Mais qui était-elle, l'Annie de 1958 ? C'est l'été et celle qui s'appelait encore Annie Duchesne prend le train pour S. où elle va être animatrice pour une colonie de vacances. L'adolescente fera l'expérience pour la première fois cet été-là de la vie en communauté entre jeunes gens. Pour la première fois également, elle expérimentera la séduction, le désir. En effet, c'est au cours d'une soirée organisée à la colonie qu'elle vivra sa première expérience sensuelle, sexuelle avec un homme, un animateur un peu plus âgé qui ressemble à Marlon Brando. «
Mémoire de Fille » se concentre sur cette première nuit et sur ce qu'elle a provoqué chez la jeune fille, violente onde de choc qui bouleverse son corps et sa vie pendant deux années encore après les faits.
Dans une langue taillée au couteau, si blanche qu'elle en est aveuglante et crue et dans un incessant va-et-vient entre passé et présent,
Annie Ernaux raconte au mieux la jeune fille qu'elle était ou croyait être. Elle dévoile aussi l'expérience de dissociation vécue après des viols consécutifs et l'illusion d'y avoir consenti, illusion nourrie de cette idée véhiculée à l'époque que la brutalité des hommes n'était rien de moins que la manifestation normale et romantique du désir…
S'ensuit le récit de la difficile construction de soi après cette nuit-là, du rapport à sa propre image et aux autres, de l'aménorrhée et de l'épisode de boulimie qui ont suivi.
A tous ces égards, «
Mémoire de fille » est un roman puissant et doté d'une vraie puissance féministe que cette fameuse écriture blanche avec laquelle j'ai parfois tant de mal sert au mieux. C'est aussi un texte qui s'appuie avec brio sur la fulgurance de l'image et du ressenti mis au service du décryptage des mécanismes de la mémoire a posteriori et c'est brillant.
Je ne sais pas si j'aimerais autant les autres titres qui ornent la bibliographie de
Annie Ernaux, je ne sais pas si j'apprécierais autant sa réflexion quand elle ne concerne ni la mémoire ni le féminisme. Je ne sais pas non plus si je ne me lasserais pas de l'aspect « autofiction » qui semble planer sur toute son oeuvre. Ce que je sais en revanche, c'est que j'ai bien envie d'essayer.