S'il faut bien concéder un talent à
Michael Farris Smith, c'est celui de conteur du malaise. Il déploie dans "
Blackwood" toute la gamme de l'étrange, de l'inquiétant, instillant lentement une ambiance sombre, progressivement oppressante et menaçante, jusqu'à être funeste.
Colburn revient dans son Mississippi natal, après avoir été témoin, enfant, du suicide d'un père qui se désintéressait de lui. Cet épisode cité en prologue est saisissant et jette déjà le lecteur dans un abîme de malaise.
✏ Ce retour à Red Bluff a lieu en même temps que chemine vers cette ville une étrange famille dont le père est menaçant, la mère fantomatique et le jeune garçon farouche, craintif et livré à lui-même. Ils auront, sur leur trajet, abandonné leur dernier-né, incapables d'en assurer la charge, eux qui subsistent déjà à peine. L'arrivée de ses personnages dans la ville de Red Bluff sonne le déclenchement d'une inexorable tension qui progresse en intensité conjointement à l'expansion d'une plante-liane, le kudzu, qui lentement s'étend et prend possession des alentours.
✏ Si le récit démarre sur un rythme indolent, posant le cadre d'une ville morne frappée de désolation, où les habitants défilent sans que l'on y ressentent la vie, la disparition de deux jeunes frères, alors qu'ils jouaient à proximité de leur maison, plonge définitivement le lecteur dans une descente dramatique inéluctable.
Pourquoi diable vouloir venir ou revenir à Red Bluff, dans cette ville en déclin où l'on végète plus qu'on n'y vit ? Cette ville qui voit croître à sa lisière le kudzu, parasite et invasif, qui menace de l'engloutir.
Cette plante pleine d'ambivalence, qui ondoie, séduisante, sous le vent et qui affiche cette couleur verte végétale, signe d'une nature bien portante. Pourtant, elle dévore tout sur son passage, recouvre les lieux et les objets comme un voile d'oubli. Ce que l'on ne voit plus existe-t-il encore ? Et qu'y a t-il donc sous ce kudzu qui génère cette atmosphère si angoissante ?
✏ Face à cette propagation pernicieuse,
Michael Farris Smith laisse la porte ouverte à l'interprétation, le lecteur y verra ce qu'il voudra:
• Soit il s'en tiendra à un roman où l'ambiance prédomine, entre fantastique et quasi gothique, et comment alors ne pas saluer le talent de l'auteur à instiller l'inquiétude, l'angoisse, la peur sourde, le danger le plus redoutable qui soit car silencieux ?
• Soit le lecteur pourrait oser y voir, comme moi, une métaphore audacieuse d'une communauté rongée par un mal qui s'insinue lentement, un mal laissé aux portes de la ville comme un souvenir coupable que l'on écarte mentalement pour pouvoir continuer à vivre.
Un mal qui pourtant revient et se rappelle à toute une ville, autant qu'il se venge.
Un mal généré par la construction d'une nation, dont les fondations reposent sur des souffrances encore si fraîches si l'on considère la jeunesse de ce pays américain. Combien de sang aura irrigué cette terre, à commencer par celui des natifs massacrés, puis des esclaves réduits à l'état d'objets, suivis par l'hécatombe d'une guerre civile monstrueuse.
C'est osé mais concevable. Ce mal pourrait prendre de nombreux visages : un capitalisme galopant et dévastateur, prônant la loi du plus fort et grignotant tout ce qui ne lui sert plus et qu'il a vidé de sa substance, comme ces villes qui furent à l'âge d'or économique en plein essor et qui laissèrent place, à l'instar de Détroit, à un centre urbain sinistré. Tout comme la pauvreté recouvre progressivement ces grandes villes, le kudzu se propage.
Comme il serait passionnant d'interroger l'auteur sur ses intentions à l'écriture de ce roman !
Si ce dernier ne m'a pas profondément enthousiasmée, je reste admirative de l'habileté de l'auteur à déployer le registre de l'angoisse sourde, tapie au creux du récit.