Pour une fois, la présentation de mon ressenti sur le dernier roman de
Claire Favan «
De nulle part » va être un peu différente de ce que je dis d'habitude, parce que je voudrais en profiter pour mettre en lumière un sujet grave qui me préoccupe, celui des enfants placés, et surtout celui des enfants non placés et non « plaçables ». Antoine et Raphaël sont des jumeaux monozygotes placés à l'Assistance publique en 1990. Si la bonne volonté générale préférait qu'ils soient adoptés par la même famille, la réalité terrasse bien vite les bonnes intentions. Raphaël est rapidement adopté par un couple qui ne désire qu'un seul enfant, Antoine par un autre qui a la mauvaise idée d'avoir trop tôt un grave accident de voiture. le père meurt sur le coup, mais la mère survit… dans le coma durant de longues années. Cela rend donc le dossier « adoption d'Antoine » très épineux. « Ultime détentrice de l'autorité parentale, elle est dans l'incapacité d'y renoncer et, comme elle n'a commis aucun crime méritant qu'on la déchoie de ses droits parentaux, sa survie interdit à
Antoine De prendre un nouveau départ. » Antoine passera ses jeunes années de familles d'accueil en foyers, un combat de tous les instants, un attachement envers quiconque impossible, un véritable mythe de Sisyphe tel que le décrit
Claire Favan au début du roman. Après avoir consulté quelques sites internet sur cette thématique, il s'avère que la majorité des enfants confiés à l'adoption proviennent d'accouchements sous le secret. Si en France, le désir d'adoption semble plus important que le nombre d'enfants à adopter, cette tendance pourrait rapidement s'inverser dans tous les pays qui viennent d'interdire l'avortement, donc la poursuite d'une grossesse qui, dans la majorité des cas, aurait pu être interrompue. Ce sont donc de potentiels milliers d'Antoine en passe d'émerger sur un « marché » glauque, souvent inhumain, chacun avec son histoire personnelle, chacun tributaire des décisions prises en amont par leurs parents biologiques. Vous me direz, ça ne se passe pas en France, on s'en fout. Moi, je ne m'en fous pas du tout. Je trouve que notre monde prend des décisions nauséabondes, pour ne pas dire franchement puantes, qui me donnent envie de vomir tout en prenant ma place sur les barricades de protestations.
Pour revenir au roman de Claire, et au destin des deux frères dont l'un devient un sale con et l'autre galère toute sa vie pour joindre les deux bouts, l'auteur dit : « Aucune situation évoquée avant sa majorité n'est le fruit de mon imagination, je me suis appuyée à chaque fois sur des faits réels. » Il y a de quoi en avoir des sueurs froides… car,
Claire Favan montre très bien l'engrenage infernal dans lequel se retrouve Antoine et l'impossibilité d'en sortir malgré une forte conscience de la différence entre morale et immoralité, et l'envie tangible de rester sur « le droit chemin ». Ce gamin qui souhaite devenir avocat en droit spécialisé du droit des familles passe son temps à tenter de sortir de cette spirale infernale qui veut l'emmener par le fond. Autant dire que l'empathie du lecteur envers lui est totale, et que personnellement, j'ai vraiment eu envie de taper dans le tas. « C'est comme si, une fois qu'on a touché le fond, tout était fait pour nous maintenir la tête sous l'eau. Je veux remonter à la surface. Je veux faire un métier qui me permettra d'aider les gamins comme moi. » Que dire de son frère Raphaël ? Qu'il a la verve des adolescents de son âge, le culot aussi, cette formidable sensation que le monde est à ses pieds, et que, malgré le fait d'en avoir déjà beaucoup, il ne veut encore plus. le don d'ubiquité par exemple serait tellement commode…
Claire Favan parvient à déclencher de très fortes émotions concernant les différentes personnalités de ces deux frères, même si elles sont discordantes, même si la préférence du lecteur va plutôt à l'un qu'à l'autre.
«
De nulle part » est un roman social, noir, mais aussi un thriller où l'on croise quelques morts. C'est un récit fluide, agréable à lire, questionnant sur des thématiques de société, émouvant grâce à la densité des personnages. Néanmoins, je suis plus mesurée sur deux points. Tout d'abord, j'ai trouvé, mais c'est un ressenti très personnel, que la rencontre entre les deux frères était trop expéditive. J'aurais aimé plus de dialogues, plus d'épaisseur dans cette scène, qui pour moi manque d'émotions. Ensuite, une partie du récit se déroule en 2023-2024 et je ne comprends pas réellement ce choix puisque l'auteur n'en fait rien de concret au niveau de l'intrigue. Je m'attendais à un scénario qui exploiterait davantage cette avancée dans le temps, mettrait par exemple en avant de nouvelles technologies, ou pourquoi pas l'avancée de certaines lois, bref des éléments qui auraient permis de justifier ce saut dans le temps de deux années. Il n'empêche que vous devriez passer un très bon moment de lecture, car «
De nulle part » est immersif et souvent bouleversant, et met en lumière humanité et cruauté. « Tony a vraiment essayé de jouer avec les cartes que le destin lui a distribuées avant d'admettre qu'il avait affaire au plus grand tricheur de l'univers. Alors il n'a pas eu d'autre choix que celui de s'adapter. Il a d'abord tâtonné en tentant de voler la donne de Raf, pour comprendre en fin de compte qu'il fallait inventer ses propres règles. Sorte de darwinisme social. Contrairement à ce qu'il a toujours cru, il n'y a pas de bon ni de mauvais coté. Il y a juste la lutte pour s'emparer de la place située tout en haut de la chaîne alimentaire et pour la conserver. »
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