Pour une fois qu'on voit un diptyque avec assez de matière pour remplir une trilogie plutôt que l'inverse, célébrons ça dans la joie et la bonne humeur !
Il me tardait de redécouvrir
Estelle Faye, auteure française bien implantée dans les littératures de l'imaginaire. Elle a la réputation d'avoir un grand talent visuel (sans doute un héritage de son passage dans les arts de la scène et du cinéma), talent dont le souvenir m'échappait complètement (j'avais lu et détesté son tout premier roman,
La Dernière Lame, il y a presque dix ans). Il me tardait de lui donner une deuxième chance et on m'a vendu
Les Seigneurs de Bohen comme étant une très bonne entrée dans son univers.
Premier constat : le style est bien plus mûr que dans mes souvenirs. Plus travaillé, avec un vocabulaire riche et précis, il n'en est pas moins fluide et agréable. La gestion des scènes d'action, des rebondissements, des révélations est maîtrisée et relance sans cesse l'intérêt du lecteur (et avec plus de 700 pages au compteur, c'est absolument essentiel). Un bon point de ce côté-là.
Deuxième constat : c'est un roman choral et le changement de narrateur est admirablement bien fait. L'auteure se sert souvent d'un mot, d'une phrase ou d'une action pour faire une transition, et utilise ce qu'on vient d'apprendre dans les lignes précédentes. Un seul de ces narrateurs parle à la première personne du singulier : Ioulia. C'est depuis ses souvenirs qu'elle nous relate les événements, depuis ce qu'elle a appris de cette période trouble, depuis ce qu'elle sait des autres personnages. Les passages qui lui sont consacrés sont à part et servent à donner des informations qu'on ne peut obtenir qu'avec le recul. J'ai beaucoup apprécié ce choix narratif qui donne un rythme particulier.
Troisième constat : l'univers est bien construit. Assez classique, mais approfondi et doté d'une petite touche d'originalité : on y mélange la mythologie slave et les grands poncifs de la fantasy occidentale (un vil empereur à abattre, une race de dragons maléfiques disparue, un empire unique et tout-puissant, une connaissance partielle au-delà des limites dudit empire, etc.). Avec des touches perso tels que des Vaisseaux Noirs mystérieux et meurtriers qui ceinturent les côtes du continent, une Impératrice séquestrée par son rôle de magicienne, une entité immortelle parasite, une double appréciation de la magie (à la fois recherchée pour son côté pratique, et honnie parce que très liée à la féminité), un métal magnifique qui ressemble au sacro-saint lithium, devenu essentiel à notre société depuis qu'on en a découvert les propriétés, métal blanc dont l'extraction pose de nombreuses questions humaines… Bref, un monde qui appelle à l'exploration.
Mais le point négatif du lore, c'est sa géographie, nettement améliorable. Personnellement, j'en ai marre que les gens remplissent leurs mappemondes avec des Royaumes vides, des déserts et des grandes steppes, mettent de grandes étendues glacées vers le haut et de grandes étendues brûlantes vers le bas. Je veux plus de variété ! Et plusieurs continents ! On est plus ou moins au Moyen-Âge, comment se fait-il qu'on ne sache rien en-dehors des limites de Bohen ? Il n'y a pas de pays voisin avec qui commercer ou faire la guerre ?
Et puisque je commence à digresser en direction des défauts, gardons le cap, messieurs-dames, et attaquons avec celui qui m'était le plus pénible : les personnages. D'une part, je les ai trouvé trop nombreux : il est difficile de s'attacher parce qu'on passe trop vite de l'un à l'autre ; et s'il ne sont que trois au début, leur nombre se multiplie très vite, la toile se complexifie, leurs proches prennent à leur tour la parole pour dévoiler un bout d'intrigue.
D'autre part, qu'est-ce qu'ils ont pu m'agacer ! Tous à tomber amoureux pour un oui ou pour un non et à filer le parfait amour… Jamais d'histoire de cul, jamais de tromperie, jamais de mensonges, de manipulation, ou même de rupture, de crime passionnel… Et presque exclusivement de l'homoromance
(PRESQUE parce que l'un des personnages s'avère être hermaphrodite). Poussant l'invraisemblance jusqu'à faire d'un personnage un peu gaillard, porté sur la boisson, louant son épée au plus offrant et courant la gueuse depuis deux décennies un amoureux transis du jour au lendemain : NON.
Alors je suis très contente que les personnages LGBT soient mis au premier plan d'une saga fantasy. Mais quand c'est TOUT LE MONDE qui se découvre un attrait pour le même sexe (ou presque…) et quand c'est couplé à des histoires aussi mielleuses, il n'y a plus de crédibilité et en tant que lectrice, je n'en retire que de la frustration.
Deuxième défaut : j'ai quelques fois trouvé les ficelles scénaristiques grossières. C'est un problème récurrent dans les romans chorals : comme par hasard, les bonnes personnes se rencontrent au bon moment, comme par hasard, les forces convergent pour donner des scènes finales épiques, et pour essayer de tromper le lecteur on essaye de faire en sorte que tout se dénoue au moment le plus critique (quand une forteresse est à deux doigts d'être prise ou un personnage à deux doigts de mourir). Ce procédé scénaristique me fatigue, mais je ne jette pas la pierre à
Estelle Faye. J'ai déjà observé cela dans Les Aventuriers de la mer, de Robin Robb (qui est pourtant ma saga préférée d'une auteure que j'adore !). Ce deuxième défaut était curieusement plus remarquable dans
Les Révoltés de Bohen – tout comme il l'était dans le dernier tome des Aventuriers. La conclusion arrive, j'imagine qu'il faut tout résoudre en beauté.
Et enfin, le dernier point que je soulève ne concerne que Les Révoltés : la narration m'y a paru plus brouillonne. Là où les narrateurs étaient bien séparés et où les passages de Ioulia la métamorphe étaient à part, tous les fils rouges se sont trouvés comme mélangés, et celle qui reprend le rôle de Ioulia n'intervient plus exactement depuis ses souvenirs, elle est presque dans le présent. Les passages qui la concernent restent toutefois en italique, et la narration est toujours à la première personne du singulier. J'ai trouvé ce choix étrange.
Bref : une découverte en demi-teinte. Une saga avec de très bons points forts, mais aussi des points faibles assez pénalisants pour moi. Malgré tout, je serai curieuse de lire le reste de la production d'
Estelle Faye, ayant été conquise par son écriture.