Tout commence par l'évocation d'une vieille photographie de famille dont l'un des membres, Marcel Antonetti, est absent, car il n'est pas encore né. On est en 1918. Sa naissance sera comme le point final qui marquera l'avènement d'un monde dévasté par les guerres et par l'absence, pas seulement au sens fort, celle qui résulte de la disparition, mais celle qui est synonyme d'éloignement et de frustration et qui engendre le manque.
Marcel verra le jour malingre et souffreteux, mais s'accrochera à la vie.
Suit une scène dans un bar corse qui nous projette dans notre temps ; le bar a été brusquement déserté par Hayet, une serveuse fidèle, sur qui tout reposait, et cela oblige Marie Ange, la propriétaire, à le mettre en gérance.
Désormais, deux intrigues vont s'enchevêtrer comme les lianes sur un même arbre qui préfigure la vie ; l'une fait référence à un passé lointain, celui de Marcel, et l'autre s'inscrit dans notre monde contemporain à travers Matthieu qui reprend le bar.
Marcel a quasiment abandonné son fils Jacques dès sa naissance en le confiant à sa soeur
Jeanne-Marie après son veuvage. Jacques sera donc élevé avec Claudie, sa cousine germaine, qu'il épousera par la suite. Ils ont engendré Aurélie et Matthieu qui n'auront de cesse de quitter le cocon familial soit pour redonner vie à des mondes anciens (Aurélie est archéologue) soit pour vivre en Corse, un pays dont Mathieu conserve la profonde nostalgie.
Ils ont en commun ce besoin viscéral d'échapper à leur destin présent, à ce statut de mort-vivant qui transparait dans le visage de leur proche, de chercher un sens à leur vie. Mais si Aurélie garde une certaine distance, une certaine conscience de la vacuité du monde et une relative lucidité, Matthieu patauge jusqu'au bout dans l'illusion : p 196. « Il croit toujours qu'il suffit de détourner le regard pour renvoyer au néant des pans de sa propre vie. Il croit toujours que ce qu'on ne voit pas cesse d'exister. »
Matthieu, au cours de l'une de ses visites en Corse, assiste à une scène cruelle et révélatrice où un éleveur de porcs,
Virgile, tranche les testicules de ses verrats à main nue avec un couteau de cuisine pour ensuite les offrir le soir même en repas à ses convives ; mais rien ne le trouble et il prend plaisir à les déguster, c'est son monde ; un monde dont il est partiellement absent, spectateur passif, et dont il ne déchiffre pas les lugubres présages.
Matthieu termine des études littéraires avec son ami d'enfance Libero. Tous deux, diplômes en poche et très critiques sur une culture galvaudée par le journalisme et les médias ou en voie d'extinction, décident de tout laisser tomber pour s'occuper du bar. Marcel le grand-père contre toute attente va les y aider en leur avançant les fonds. On comprend ce qui l'anime quand on retrouve (par un flash-black) Marcel qui a traversé la guerre de 39-45 sans une égratignure, mais avec un profond sentiment d'échec. le bar reprend vie et Marcel en tire certainement une revanche sur le destin.
On se croit plongé dans le meilleur des mondes possibles, mais c'est sans compter sur l'éternel retour d'un mal que l'on voudrait bien ignorer : la mort, la corruption, la concupiscence (argent, sexe, vol, jalousie, cruauté, trivialité, tout y est). Les mondes se fissurent et le cercle infernal réapparait qui se referme sur l'éternelle répétition du même.
Tous reviendront à leur point de départ. On sait déjà que Marcel après avoir subi l'inanité d'un passé colonial est retourné vivre auprès des siens et Matthieu fera sa vie avec Judith (qu'il a dédaigné tout au début du récit et qu'il n'aimait pas vraiment) après la trahison d'Isarkin.
La scène finale, quand Libero (pourtant plus lucide que son ami est pris dans les rets du réel) tue
Virgile qui menace de couper les couilles de Pierre Emmanuel, rappelle étrangement la scène de verrats.
Aurélie, si elle demeure plus distante, est sur les traces de
Saint-Augustin. C'est par elle que l'auteur introduit son discours qui grosso modo veut dire que le royaume de Dieu n'est pas de ce monde et qu'il n'y a rien à attendre de ce monde-là, mais le doute surgit au seuil de la mort, et Augustin, comme les autres, nous replonge dans l'angoisse existentielle.
Un livre qui ne laisse pas indifférent et qui grâce à une très belle écriture et à un jeu de miroirs très subtils ouvre à de nombreux questionnements. On peut regretter un peu malgré tout une intrigue assez compliquée et un certain fatalisme...