Chacun peut trouver en soi de quoi nourrir un roman, on dit alors autobiographie, et celle-ci est souvent déguisée en autofiction.
Michel Tournier se rangeait parmi ceux qui n'ont rien à dire sur eux-mêmes et écrivent sous l'empire de leur imagination.
Je lis peu d'autofictions.
Dix-sept ans est une exception. Cet ouvrage est essentiellement construit autour d'un personnage, la mère de l'auteur-narrateur, et d'une relation, originale en l'occurence, celle d'un fils à sa mère. Pas de construction psychologique, ni psychanalytique. Plutôt descriptive, rêveuse, poétique.
Tout commence quand Lina, soixante-quinze ans, convoque pour leur faire une révélation, ses trois garçons, les cadets François et Jean nés de son mariage avec Michel, et Éric le narrateur, l'aîné, né de son amour avec Moshé, étudiant juif marocain de passage à Bordeaux quand elle avait seize ou
dix-sept ans. Elle annonce donc qu'elle a été enceinte et a accouché d'une fille née trois ans après Éric, et cela toujours hors-mariage. Chaperonnée par sa mère, véritable adjudant baignant dans toutes sortes de bondieuseries, elle a dû l'abandonner à la naissance.
Éric, qui a réagi assez froidement à cette révélation difficile, décide alors de partir pour Nice où il est né, où sa mère âgée de
dix-sept ans, a dû accoucher, loin de Bordeaux et du qu'en dira-t-on, mais escortée de son adjudant de mère.
S'ensuit une quête effrénée pour saisir des traces du passage de cette jeune fille cinquante ans avant, pour cerner cette adolescente dont le narrateur imagine qu'elle rayonnait, amoureuse de celui qui l'a engrossée et déjà folle du “garçon“ qu'elle mettra au jour, insouciante, curieuse de cette ville, de sa Promenade, de ses plages de galets, de ses hôtels de luxe. le narrateur fait ensuite la rencontre de Betty qui a bien connu Lina, apporte quelques réponses à ses multiples questions, et lui fournit toute une série de photos d'époque.
Appelé par sa mère souffrante, Éric retourne la voir et ensemble, ils reviennent sur Nice, une occasion pour Lina de ne pas démêler l'écheveau de son premier amour, de sa grossesse et de la naissance de ce fils, préféré entre tous. En toute conscience et non par sénilité, elle joue d'une confusion entre Éric et Moshé, appelle le fils par le prénom du père. le livre se clôt de la sorte sur des scènes apaisées, même si le narrateur et le lecteur n'ont pas toutes les réponses à leurs questions.
Ce livre agit comme un reflet de ce qui se jouait (mais se joue encore) dans les années 1960 dans bien des familles : secrets et mensonges avec pour conséquences bien des souffrances, des pesanteurs, des vies fracassées. La famille se présente le plus souvent masquée, élaborant avec ténacité ses légendes, ses croyances, guidée par un esprit fort qui distribue les rôles et les appréciations, surtout les détestations, et qui cherche avant tout à aplanir, à rassurer, à éviter les regards curieux et les ragots. L'amour a une place accessoire.
Eric finit par comprendre qu'il a aimé sa mère comme on aime une mère, puis s'en est détaché, physiquement (il ne la touche pas), affectivement (il reste à distance de toute tendresse) : comment chérir une mère si jeune, si immature, si déconsidérée par sa famille, voire niée car pécheresse par deux fois ? Éric la regarde plutôt comme sa soeur. Il se demande aussi s'il ne l'a pas trop aimée, raison pour laquelle il a fini par ne plus l'aimer.
Ce livre est un plaidoyer, une quête de l'origine, une recherche destinée à combler un manque identitaire, peut-être un vol de son identité, car que reste-t-il par exemple en lui de la judéité que son père biologique lui a transmise ? Il lui faut aussi s'expliquer cette carence émotionnelle émanant de sa mère mais aussi de lui même.
Il s'agit pour Éric de réinvestir le lien mère-fils, de le revitaliser, de lui donner de la substance, même cinquante ans après. Cette renaissance passe par une mise en mots des douleurs, des absences, des non-dits ou des mensonges, par une auto-analyse au scalpel, par une accusation mezzo voce, voire simplement implicite des rigidités de l'époque, en particulier des hypocrisies de la religion.
Éric
Fottorino s'est bien sûr inspiré de faits réels, mais il a inventé des situations, des personnages, pour donner corps à un roman. Comment faire autrement avec une mémoire toujours fragmentaire, des souvenirs plein d'ombres, des refoulements inévitables ? Il a en outre infusé une poésie remarquable, qui donne le véritable ton à cet écrit.
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