Mal nommer les choses, jugeait Camus, c'est ajouter au malheur du monde. Ne pas nommer les choses, c'est nier notre humanité.
"Si au moins ces accidents pouvaient faire réfléchir à la détresse grandissante qui règne autour de nous...? Même pas ! ils n'ont qu'à crever en cachette, tous ces emmerdeurs qui ne supportent plus d'être malheureux !" écrit le bien nommé Dépité. "Il n'y a rien d’égoïste dans le suicide, oppose FMIII. "juste" une souffrance qui devient insupportable."
Les gens qui n’ont rien dans le cœur pensent que les suicidés n’ont rien dans le ventre.
Elle se demande jusqu'à quel degré de souffrance il faut aller pour se détruire de la sorte. Jusqu'où il ne faut pas s'aimer. Elle estime que la destruction physique fait partie d'un choix. On ne peut plus imaginer le corps de la victime. Plus d'intégrité de l'être. Plus de territoire inviolé. Un morcellement. Un anéantissement. S'éradiquer comme une mauvaise herbe.
Un "accident grave" n'empêcherait personne de dormir. Dire "suicide" eût au contraire été périlleux pour les vivants. Certains auraient entendu un signal, un encouragement, une invitation peut-être. Le suicide, c'était contagieux. Cela pouvait donner des idées. Comme évoquer le feu avec un pyromane. Mieux valait parler à côté, parler ailleurs. Parler pour ne rien dire. Neutraliser la zone d'inquiétude avec des termes propices à l'oubli, inoffensifs et creux. "Mal nommer les choses, jugeait Camus, c'est ajouter au malheur du monde." Ne pas les nommer, c'était nier notre humanité.
Tôt ou tard, le chacun pour soi est un chacun contre soi.
La mort est passée, la vie est pressée.
Les gens qui n'ont rien dans le cœur pensent que les suicidés n'ont rien dans le ventre.
France et souffrance, France et sous-France. Le suicide interroge les fondements de notre condition humaine. Notre société du chiffre triomphant et des records insignifiants ne sait pas relier chômage et suicide, précarité et suicide, harcèlement et suicide, perte de l'estime de soi et acte désespéré. Laideur et envie d'en finir.
"Personne sous un train". Double sens troublant. Qui s'est jeté sous le train? Personne. Il y avait bien quelqu'un, pourtant, juste avant. J'entends l'écho de certaines annonces qui parlent d'un "accident de personne". Le terme est bien choisi puisqu'en effet, l'accident n'ayant touché personne, ou un être privé de nom, de visage, d'existence réelle, les meilleurs efforts sont faits pour réduire le temps d'attente. Un accident de personne, c'est se déplacer pour rien.