Quittant Tolede, j'etais presse de me rendre a Salamanque, mais a mon habitude, et comme il convient a un futur etudiant en theologie, j'ai pris le chemin des ecoliers, fait l'universite buissonniere, et me suis retrouve a Caceres, chemin du Portugal. Une vieille ville toute de pierre moyennageuse, d'ou on a chasse les musulmans, puis les juifs, puis le reste des habitants. On n'y rencontre que des touristes qui tournent entre des eglises, des couvents, des musees, des tours, des palais grimes en hotels et autres batisses mousseuses et culottees qui se louent au plus offrant. J'en ai suivi quelques uns jusqu'au Palacio de las Veletas et son aljibe, sa citerne souterraine, grand reservoir d'eau construit au point le plus haut pour pouvoir alimenter par canalisations toute la ville, dernier cadeau des musulmans.
Ne voulant pas trop m'attarder, j'ai rempoigne mon baton de pelerin et marche jusqu'a Plasencia, ou j'ai pose mes pieds endoloris en l'ancien convento de Santo Domingo, un des plus beaux paradors d'Espagne, en fait une demeure seigneuriale a laquelle est accole un monastere. On raconte que le seigneur du lieu le fit construire pour que les moines prient pour lui, puis, l'age et la bigoterie aidant, il manda faire un escalier reliant sa tour au monastere qui lui permettrait de se joindre a leurs prieres. le maitre d'oeuvres lui en concocta un qui ne reposait sur aucun pilier, une vraie prouesse, mais le seigneur, mefiant, decreta qu'il attendrait un ou deux ans pour payer, de peur que l'oeuvre ne s'ecroule entretemps, et le temps passant, on peut emprunter encore aujourd'hui le plus bel escalier a avoir ete eleve gratuitement. Ou rester assis a l'admirer depuis le bar que le parador a installe dessous. Mais je ne suis pas la pour me prelasser, meme si les salons sont accueillants, meme si sans sortir du parador je peux me promener sur un bout de muraille ancienne et visionner la ville de haut, il me faut la parcourir a pied. Il me faut marcher a Plasencia les yeux baisses, pour decouvrir, parsemees en plusieurs quartiers, devant des portes, de petites plaques indiquant le noms des anciens habitants juifs de la maison. Jusque dans la grand'place, la Plaza Mayor, ou un coin abritait la maison no. 60, de don Mose Cerfaty et dona Sol, jusqu'en 1482. 10 ans avant l'expulsion. Que sont-ils devenus? Une plaquette qui porte sa charge de questions, son enigme. Mais je sors de la place, je prends une rue a droite, puis une a gauche, une montante, une descendante, et encore quelques plaquettes, “don Yuce Alassan”, “Rabi Salomon y su mujer dona Gracia", je continue ma marche en zig-zag, et plus loin “Yuda Alegre", “Jacob Lozano", “Isay de Oropesa", de nombreux autres jusqu'a la plaquette “Sinagoga nueva (1480)”. Mes yeux a terre, les passants doivent me prendre pour un fou, jusqu'a ce que j'arrive a la grande place de San Vicente Ferrer ou une fleche m'indique, dans une toute autre direction: Caballeros y Juderia. Qu'est-ce donc que c'etait jusque la? Il y avait un quartier juif mais les juifs vivaient partout dans la ville, cote a cote avec des voisins chretiens? C'etait peut-etre cela la realite juste avant l'expulsion? Cela pourrait expliquer le grand nombre de ceux qui choisirent de rester en se convertissant? J'ai la tete qui explose, il est temps que je rallie Salamanque, que quelque docte dominicain de l'Universite Pontificale mette de l'ordre dans mes idees. En route!
Mon baton a la main, j'y arrive enfin. J'enleve ma cape (ah! cette chaleur!) avant d'enjamber le vieux pont romain sur la riviere Tormes et jeter un coup d'oeil sur la ville qui s'etale devant moi. Il suffit de passer le pont (bien que celui qui conseillait cela n'etait pas espagnol) et ne pas oublier de saluer le verraco a l'autre bout. Grand, ce verraco, represantant surement un boeuf ou un toreau. Beaucoup plus grand que ceux entrevus a Caceres, qui devaient etre plutot des sangliers. En tous cas, de vieilles divinites qui ont longtemps taquine la chretiente. Mais je suis la pour etudier la theologie, je me dirige donc a grands pas vers le Convento de San Esteban. Une fois devant son portique, j'ai des doutes. Je suis un etudiant pauvre (vous vous demandez comment ai-je reussi a loger dans des paradores? Les voies divines sont insondables). Pour pouvoir beneficier d'une bourse de cette institution et etre loge et nourri au Colegio de San Bartolomeo je vais devoir presenter une attestation de “limpieza de sangre”, de “proprete de sang”, et comment le pourrais-je? En y regardant a deux fois, quelle idee, etudier la theologie ou le droit canon, me mettre sur le dos un benedictin bartolomico qui n'aura de cesse de m'endoctriner? Non, non, tout compte fait il vaut mieux que je me choisisse comme mentor un laic, prof de lettres ou de quelque chose d'approchant. Quelqu'un d'assez ouvert pour n'ecrire pas seulement des articles pointilleux et rebarbatifs sur des mots tombes en desuetude.
Luis Garcia Jambrina, peut-etre? Il a pondu quelques romans historiques. Avant de me decider pleinement je vais en lire un. “Le manuscrit de pierre" fera l'affaire.
Il m'a suffi d'une bonne heure passee sur un banc du jardin de Calixto y Melibea, puis d'une autre sur quelques bieres a la Plaza Mayor (on dit que c'est la plus belle d'Espagne, mais moi je trouve celle de Madrid plus imposante, celle de Cordoba et meme celle de Chinchon plus seduisantes dans leur modestie) pour finir le livre. C'est un polar historique. Sorte de. Un meurtre est commis. Et c'est un jeune etudiant qui est charge de l'elucider. Rien de tres special ni de tres nouveau pour tout ce qui a trait a l'intrigue. Et pourtant…
Et pourtant je suis reste cloue au livre. Charme par son ambiantation. Les detours que prend l'auteur pour nous amener a l'histoire legendaire salmantine, a la mythologie salmantine devrais-je dire plutot. Je suis conscient que c'est justement ce qui risque d'eloigner certains lecteurs mais moi je n'y resiste pas, c'est mon point faible.
C'est le quinzieme siecle finissant. La fin du regne des rois catholiques. A Salamanque benedictins et francisquains se battent pour des chaires universitaires. Il va sans dire que des lettres qui avancent une quelconque idee nouvelle, une qui ne suit pas strictement la doctrine en cours, sont immediatement ecartes et poursuivis par une Inquisition infectee par les benedictins. L'emergent humanisme renaissantiste est dangereux pour toutes les sortes de pouvoir. L'Inquisition harcele aussi les “conversos", les juifs convertis, et emploie force moyens pour reperer des juifs qui se cacheraient encore. Elle travaille aussi main dans la main avec une royaute de plus en plus totalitaire contre les bourgeois de la ville qui voient leurs anciens “fueros", leurs anciennes chartes de libertes se deprecier. La fronde bourgeoise annonce deja ce qui culminera plus tard dans la revolte des “comuneros" des villes de Castille contre la royaute.
Pour mon plus grand plaisir, l'auteur insere des personnages historiques dans toutes ces formations, dans tous ces courants d'idees. L'etudiant enqueteur est
Fernando de Rojas, le converso auteur de “La Celestina", un roman dialogue subversif considere comme la premiere grande oeuvre de la litterature hispanique. Il est mandate par Diego de Deza, qui fut le precepteur du prince Juan, le seul fils des rois catholiques, puis eveque de Salamanque avant de remplacer en 1498 Tomas de Torquemada a la tete de l'Inquisition. Et ca continue... Un des maitres de theologie evinces est Pedro de Osma, qui fut poursuivi pour son livre “Tractatus de confessione”. Meme l'editeur du livre est cite: c'est Johannes Parix de Heidelberg, qui fonda la premiere imprimerie en Espagne mais dut fuir et se refugier a Toulouse apres le Tractatus. Est present aussi un des suiveurs de Pedro de Osma: Fernando de Roa, l'aristotelicien qui detint un moment une chaire de philosophie morale avant de s'en faire chasser lui aussi. On doit a Roa une formulation du concept de monarchie limitee, de subordination du roi a la communaute et au droit. Roa fut un des grands inspirateurs du mouvement des “comuneros" de Castille.
Font aussi une petite apparition dans ce livre d'autres maitres de Salamanque: le cosmographe juif Abraham Zacut qui dut s'exiler en 1492, le mathematicien Rodrigo de Basurto qui predit dans son “Praxis Pronosticandi" la mort du prince Juan et paya cher sa prediction (le prince mourut a 19 ans alors qu'il etait en visite a Salamanque et le livre retrace amplement les poursuites et les charges contre les conversos suspectes de l'avoir empoisonne) et Antonio de Nebrija, le grand philologue et grammairien considere comme le pere de la linguistique espagnole, qui, lui, reussit a rester a son poste a Salamanque bien qu'il fut lui aussi d'origine converso.
Pour ceux qui n'ont pas eu le bonheur de naitre a Salamanque et ceux qui n'ont pas mon malheureux penchant de fourrager dans les details, ce livre risque d'etre un peu pesant. L'intrigue n'est qu'une excuse, et l'auteur s'embrouille vers la fin pour nous fournir un denouement abracadabrant. Mais moi j'ai aime. de plus, ce livre ma permis de prendre une bonne decision: je ne m'inscrirai pas a l'universite. Ses cloitres sont lumineux mais ses coulisses sont nebuleuses. Et je suis trop vieux pour porter une cape d'etudiant. Mais je ne regrette pas mon voyage a Salamanque, bien au contraire, les voyages forment la vieillesse. Et tant qu'on y est, on partage un hornazo salmantino de jamon lomo y queso?