« Les Nourritures terrestres » (1897) fait partie de ces oeuvres inclassables qui ne sont pas des romans, ni des essais, ni de la poésie, mais qui en mélangeant ces trois genres, constitue une oeuvre littéraire à part, entre la confidence et l'enseignement didactique, entre le poème en prose et la réflexion philosophique ; nous en avons d'autres exemples : « Ainsi parlait Zarathoustra » (Friedrich Nietszche – 1883) part un peu du même principe, tout comme «
le prophète » (
Khalil Gibran – 1923) ou bien «
Citadelle » (
Antoine de Saint-Exupéry – 1948).
L'auteur se livre à une série de réflexions d'ordre général ou personnel, à connotation philosophique ou métaphysique, comme un dialogue avec un lecteur, réel ou imaginaire. Et souvent, ces réflexions se muent en conseils de vie : comment vivre sa vie du mieux possible, comment organiser sa quête du bonheur, comment inclure les notions de bien et de mal, de vie et de mort, comment être à la foi soi-même et soi-même dans le monde… ce sont toutes ces interrogations que pose l'auteur, mai
s au lieu de les présenter dans un essai abstrait et barbare, il le fait dans une forme agréable et poétique qui donne à son texte une allure orientale, ou même biblique.
Gide, avec « Les Nourritures terrestres », s'est heurté à un malentendu : on (la critique, le lectorat bien-pensant) y a vu d'emblée un hymne à la liberté des désirs, un immoralisme militant. Il s'en défend dans la préface qu'il écrit pour une réédition en 1927 : « Certains ne savent voir dans ce livre, ou ne consentent à n'y voir, qu'une glorification du désir et des instincts. Il me semble que c'est une vue un peu courte. Pour moi, lorsque je le rouvre, c'est plus encore une apologie du dénuement, que j'y vois… pour trouver dans l'oubli de soi la plus parfaite, la plus haute exigence, et la plus illimitée permission de bonheur ».
Il y a certes quelque chose de choquant, pour la moralité étriquée de l'époque, dans cette apologie de la sensualité. Et c'est d'autant plus paradoxal que
Gide est l'héritier d'une stricte tradition protestante, puritaine, qui a marqué son enfance et son adolescence. « Les Nourritures terrestres » sont aussi quelque part le rejet d'une société cadenassée.
Ce qu'enseigne
Gide à Nathanaël, son interlocuteur imaginaire, c'est l'ivresse de la liberté : comment au contact des joies terrestres (les « nourritures ») il révèlera sa vie véritable, en sortant de lui-même : c'est le paradoxe que prône l'auteur : c'est en sortant de soi-même qu'on a une meilleure connaissance de soi.
Gide a une énorme culture, il a parfaitement assimilé non seulement les philosophies antiques (
Epicure, on s'en doute bien, mais aussi tous les autres), mais il a fait siennes aussi les pensées plus récentes (à commencer par
Montaigne, son maître, que l'on retrouve parfois dans les « Nourritures », ainsi que certains philosophes du XVIIIème siècle).
Et, c'est peut-être un des aspects les plus attrayants de l'oeuvre,
Gide fait ici oeuvre de poète. Véritablement, certains passages, chantés par des personnages plus ou moins crédibles, sont des chefs-d'oeuvre de poème en prose, notamment ce qu'il appelle les « rondes » (Ronde de la grenade, ronde de tous mes désirs), d'autres rappellent des versets bibliques ou coraniques, et mêlent spiritualité et sensualité comme dans les civilisations orientales.
Gide, n'est pas toujours un auteur facile à lire. Mais « Les Nourritures terrestres » constituent une bonne introduction à l'oeuvre de cet auteur (même si par la suite, il est revenu sur certains de ces préceptes), il faut lire les Nourritures, pour le message, très riche, dans tous les domaines de la pensée, mais aussi pour le style, qui par moment touche à l'incantation, voire à l'enchantement.