A l’heure du dîner, les deux femmes travaillaient côte à côte sans jamais se toucher ni même échanger un mot. En les voyant, Walter ne pouvait s’empêcher de penser à ces deux aimants de forme de scottish terriers noir et blanc qui se repoussaient quand on contredisait leur polarité.
Aux yeux d’un enfant, la dépendance à ‘alcool, ses rituels, les changements qu’elle entraîne chez les adultes (d’heure en heure tout d’abord, puis, de manière plus subtile, à long terme) sont des phénomènes déconcertants à observer et encore plus à comprendre.
En dépit d’une guérison presque totale (il avait mal aux mains quand il faisait froid et ne pouvait pas creuser la paume), quand il était retourné auprès de sa femme et de ses enfants, il était devenu cynique en politique et alcoolique au dernier degré. Il était prévisible à force d’imprévisibilité et trop souvent là pour de le bien-être de tous.
Tard le soir, Walter entendait parfois une plainte étouffée. La première fois, il eut si peur qu’il se glissa dans le salon obscur équipé d’un presse-papiers en verre qu’il avait pris sur sa table de nuit. Les fois suivantes, il resta dans son lit en s’efforçant de refréner sa pudibonderie. Il dut ensuite s’habituer aux expressions musicales de l’angoisse adolescente et leur fracas de collision ferroviaire. Il se rendormait en se disant que Granna serait fière de lui. La tolérance, luit avait-elle dit un jour, s’apparentait aussi à la sainteté. C’était une sorte d’hygiène du caractère, lu avait-elle expliqué.
L'espace d'un instant, la gourmandise lui fit oublier son bébé. "Fini le temps où je passais en premier, hein?" dit-elle en s'efforçant tant bien que mal de donner la tétée, mais elle avait peine à détacher le regard du sandwich. Quand elle le mangea - en entier -, suivi de la moitié du gâteau, ce fut comme si chaque bouchée exauçait une prière.
Plus tard, cette nuit-là, pendant qu'Alan ronflait dans le fauteuil pliant et que George était bien blotti dans sa boîte en plexiglas, elle avait sorti le carton graisseux qui contenait le reste du gâteau et l'avait mangé en contemplant avec émerveillement son fils et son mari. L'amour prenait là tout son sens, avait-elle songé.
A la lumière du crépuscule, l'eau grise était striée de hachures orange. C'est ce qu'elle appelait une mer de tigre. La mer de rhinocéros était lisse et plombée, aussi terne que de la fumée. Mais sa préférée était la mer d'ours polaire, quand une lune si grosse et si basse à l'horizon qu'elle semblait trop lourde pour s'élever dans le ciel projetait de grandes flaques lumineuses pareilles à des blocs de banquise sur la sombre immensité de l'océan.
"Les gens détestent les chiens qui bavent, ils trouvent ça sale, lui avait-elle dit en regardant dans la cage, mais il est super-mignon. Si vous voulez mon avis, moi je trouve qu'il ressemble vachement à Bruce Willis."
Ça avait beaucoup amusé Walter. "Moi je trouve que Bruce Willis est tout sauf mignon et ce n'est pas vraiment flatteur. Ni pour l'homme ni pour le chien."
Greenie ne pu s'empêcher de s'esclaffer.
"Et je vois que vous avez le rire facile. Voilà qui me plaît." Il gloussa. Manifestement, un rien l'amusait, lui aussi. "Alors voilà, c'est Ray McCrae et vous êtes tout excusée si ça ne vous dit rien, la-bas, dans vos hautes sphères, mais comme votre ami Walter vous l'aura dit, j'ai une proposition à vous faire, Miss Duquette, uniquement fondée sur ce gâteau dément que j'ai gouté hier. Non, je ne l'ai pas goûté, Miss Duquette, c'est faux. Un pur mensonge. J'en ai mangé - non dévoré - une énorme part et j'ai raclé mon assiette. Puis j'en ai recommandé une autre que j'ai engloutie dans la voiture, cette fois. Je n'en ai pas laissé une miette sur le siège
- Merci. Je suis flattée." Ça devait être un canular, des anciens copains de l'école de cuisine qui étaient tombés sur Walter, mais, après tout, pourquoi ne pas jouer le jeu.