« C'était un contrat trop cruel : pour qu'on se voie, il fallait qu'il aille mal et que j'aille bien ».
La jouissance du texte, au sens barthésien du terme, est celle qui déroute, dérange, qui va à l'encontre de notre système de valeurs, de nos goûts.
Ce texte est encapsulé dans de petits paragraphes, des chapitres aux allures d'aphorismes, il faut tourner 28 pages pour lire une pleine feuille.
“Le (un) travail de la littérature : apprendre à se taire.”
C'est que Guibert, l'une des figures du mouvement qu'on appelle alors « l'autofiction », a pour principal matériau littéraire son entourage. Ses parents, amis, amants, Vincent,
Michel Foucault ou Isabelle Adjani se retrouvent personnages, souvent malmenés, des livres publiés par l'auteur tout au long des années 80.
On peut reprendre les premiers mots de son recueil «
Les Aventures Singulières » paru en 1982 : « trouvant la narration ennuyeuse », pour comprendre la structure qu'il donne à ce court roman. Pas de narration. Il adopte une chronologie inversée et refuse la psychologie du personnage, le schéma narratif linéaire,
le contexte socio-historique, et les descriptions balzaciennes.
“Ça m'as rappelé ces nuits blanches juvéniles à deux, les toutes premières, où la sensualité l'emporte sur l'épuisement, où la recherche vaine du plaisir devient plus exaltante que le plaisir attendu, et où les corps se mettent à dégager une étrange odeur, au-delà de la sexualité, une sueur d'absolu.”
Fou de Vincent, paru en 1989, est une suite de fragments sur une rencontre amoureuse s'étalant sur plusieurs années, qui n'est pas sans rappeler les
Fragments d'un discours amoureux, de
Roland Barthes. Ainsi Guibert m'as semblé être un écrivain barthésien. L'effroi de la perversion en plus. Mais la distanciation, l'étude méticuleuse, anecdotique de l'objet du sentiment amoureux y sont semblables.
Guibert, qui a connu
Barthes et repoussa même ses avances dans les années 70, me
le confirme page 51 “ relu hier soir avec émotion en attendant Vincent, des passages des
Fragments d'un discours amoureux : l'impression que je poursuis souvent des choses indiquées par
Barthes.”
Le sémiologue, qui dénonçait la solitude de celui qui veut exprimer son sentiment amoureux et qui se proposa d'y palier avec son livre, a aidé Guibert à formuler son discours, en évitant l'écueil que
Barthes avait vu qui est celui de « l'histoire d'amour » sorte de concession à la société, sorte du retour de l'amoureux dans le corset social, toujours une construction logique a postériori.
Sur le plateau d'Apostrophes,
Françoise Sagan déclarait à
Barthes qu'on ne peut pas écrire quand on est amoureux, en tout cas on ne peut pas écrire une histoire d'amour, ainsi ces fragments, extraits du journal de Guibert, ne sont que le reflet brut des élans du corps et du coeur, sans liant.
« Incapacité définitive de draguer : plutôt établir des contrats de prostitution (proposer à Vincent d'être ma geisha-mon geisho ?) ».
Fou de Vincent, c'est aussi le règne d'une impudeur immanquablement provocante, souvent malaisante, mais pas de son seul fait. C'est une dialectique, pour choquer, il faut trouver un parfait partenaire sujet au choc: le corps social, la société française des années 80. Ce sont les tabous de la société liés à l'érotisme, à ce qu'on en fait mais que l'on tait scrupuleusement, où sauf dans certains espaces, sur certains divans, sur certaines ondes, à certaines heures. Enfin, la littérature n'est elle pas le lieu le plus commode pour être bousculé, mal à l'aise, parfois même révulsé, c'est un malaise à peu de frais, assis confortablement dans son fauteuil, il suffit de refermer le livre pour que prenne fin le tourment de l'expérience de lecture.
La lumière, projetée sur les clichés fragmentaires, au sens photographique (Guibert était un photographe reconnu), n'est ni fugace, ni floue, elle est crue, froide, et limpide, c'est le corps-viande, avec ses odeurs, ses sécrétions, sans honte et sans métaphore, à quelques exceptions près : “Il a dansé dans ma bouche », sur Kiss de Prince. Ambiance torturée mais pop.
« Il dit : j'avais décidé de ne plus aimer les hommes, mais toi tu m'as plu » Vincent aura toujours le choix, et Hervé lui-même, ne choisit-il pas des bisexuels, comme le personnage de T. également, pour éviter d'avoir à s'engager ?
Est-il vraiment question de l'éventualité d'une transcendance, de la possibilité d'un couple, est-ce que le personnage d'Hervé la recherche vraiment ?
Qu'en pensez-vous ?