Une vie un peu à la dérive, enfin ça va, y a pire, il ne peut pas se plaindre. Il est syrien, breton, français, tout ça à la fois, un visage invisible que l'on ne distingue qu'à moitié dans le reflet du rétroviseur, traître à son père, chauffeur Uber.
Un
grand frère.
Responsable, perdu, démuni.
Il fait ce qu'il peut.
Tellement d'ennuis, de problèmes à résoudre, et la tête qui ne suit pas toujours, il n'y peut rien, c'est la fumette, avec les années ça a fini par le ralentir, et les pensées douloureuses, ça finit par rendre fou aussi.
D'ici, de nulle part, il erre sur le périph, s'imbibe de la ville et de ses habitants interchangeables. Tout est bon pour oublier son petit frère, infirmier parti en Syrie il y a plusieurs mois, non pas pour tuer, mais pour sauver.
Enrôlé dans une organisation humanitaire musulmane.
Il voulait s'occuper des enfants, des victimes, des prisonniers.
Quel con.
Il a mis tout le monde en danger.
Grand frère s'abîme dans l'oubli, le déni. Jusqu'au jour où Petit frère sonne à la porte. On le traque, on le suit. Quelque chose a dérapé. Et maintenant, il ne reste qu'à tout étouffer. En espérant que le jeune infirmier n'ait rien à cacher.
Le roman est brutal, râpeux, émaillé de blessures que l'on est trop épuisé pour cacher.
Grand frère en a beaucoup trop vu, trop compris, trop subi, il a les mots pour le dire mais le coeur lui en manque parfois. Ses loyautés l'écartèlent, sa lassitude menace de l'emporter, ses peurs lui ôtent tout recul. C'est surtout la plume tranchante de
Mahir Guven que l'on retient, avec sa langue crue, vernaculaire, émaillée d'arabe, de verlan, d'argots du monde entier, qui donnent au récit une dimension infiniment créative. le rythme en devient survolté, avec une fausse impression de précipitation, à l'image de la confusion de
Grand frère, qui témoigne au contraire d'une construction savamment travaillée. On n'a jamais rien lu de pareil, on fait une découverte par page, on est soufflé par l'amour, l'empathie et la bienveillance qui émanent de ce témoignage brut et blessé.
Grand Frère remet les choses en place, donne une grande leçon de narration et d'écriture, navigue entre les tons avec un équilibre impressionnant. On passe de la confession intimiste au thriller implacable en l'espace de quelques dizaines de pages, avec des passages presque épiques, d'autres tristement pragmatiques. Impossible d'échapper à une certaine forme de malaise alors que l'intrigue se déroule : que peut ressentir le lecteur vis-à-vis du malaise profond des jeunes abandonnés, pétris d'ennuis dans leurs cités de béton, des familles prises entre deux identités, des descentes aux enfers qu'on préfère oublier, des découragements, la discrimination, tout le temps.
C'est un roman des réalités qui font mal et des fantasmes qui échouent à réparer, des proches qu'on renie et des liens qu'on veut sauver, des marginaux qu'on exclut et qui se relèvent par des voies parallèles. Avec son inventivité, sa fougue, son amour profond de ses personnages et de leurs ambitions fracassées,
Grand Frère vient, à sa façon, poser une pierre nouvelle au grand édifice qu'on appelle "littérature".
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